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À JURISPRUDENCE | a.

BE . Cs “TRoPLONS | . 5 L. WOLOWSKI 6 PAUL PONT EL - HE ! 3 De d L pa FE = æ Lirmnts Cour de cassation, . Membre de l'Institut Docteur en iroit, Conseiller à la Cour impériale ON : EN lan, | | AGE de Paris. : 7 et ÉTAGE : _ 1 2f, AT de 7: pe > - - 1 _. v ANCIENS DIRECTEURS DE LA REVUE CRITIQUE ET DE LA REVUE DE LÉGISLATION ;

_ FAUSTIN HÉLIE te NICIAS GAILLARD | «Maire de list, Couseiller à la Cour de cassation. Président de chambre à la Cour de cassation. RCE VALROGER & COIN - DELISLE BERTAULD ù ir de l'histoire du droit à la Faculté Arocat Professeur à la Faculté de droit de Caen, g Et on ® à la Cour impériale de Paris. @ 226. bâtonu. de l'Ordre des atog, à la Cour imp. F4 Se __ AVEG LA COLLABORATION DE MM. ia RÉLANGLE | ® DE ROYER dE | ROULAND qe | Ministre de la Justice. | Vice-président du Sénat, Ministre de l'instruction publique te: cop CH. GIRAUD 4 ge # Membre de l'institut et Professeur à la Faculté RIRE _ au ataié “rot de Caen. de droit de Paris. Professeur de législation pénale comparée LU. £ Cr. men. MOLINIER à la Faculté de droit de Paris. _ Ame vue à Cour de cassation | Professeur à la Faculté de droit de Toulouse, | Ds, et du een de l'intérieur E. LABOULAYE

G. DUFOUR Membre de l'Institut, Professenr au collége

LR Président de l'Ordre des avocats de France. 11 fire oi ere de l'Institut. ot Conseil d'Btat et à la Cour de cassation, Docteur en droit ? Fi LASES POUR LA PARTIE ÉTRANGÈRE

. Es PCR ne M. BERGSON

Tout ce LA concerne la Révacrion doit être osé FRANCO à M. Pau Ponr, sn D PAST aux bureaux de la Revue.

LE TRNÉSTES TOME XXI. LIVRAISON. LS a ù sera rendu compte de tont ouvrage dont deux Se auront êté déposés à l'Administration,

de. BUREAUX À PARIS Th |COTILLON, ÉDITEUR, LIBRAIRE DU CONSEIL D'ÉTAT,

6, rue Saint-Hyacinthe (au coin de la rüe Soufllot ).

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SOMMAIRE DE LA LIVRAISON DE JUILLET 1862.

Pages. EXAMEN DOCTRINAL de la jurisprudence civile et criminelle dans ses rapports avec la liberté de la vie privée; par M. BERTAULD. . . . . . . . .. . . . . 1 DE LA SÉPARATION DES PATRIMOINES ; par M. DOLLINGER. , . , .. . .. . .. 10 LE SoncE pu VERGIER. Recherches sur l’auteur de cet ouvrage célèbre; par M. L. MARCEL. ... esse ss osseuse s.. 34 DES CONCILES D'ORLÉANS ; par M. E. BIMBENET. .. .. . ........... 63 Discours sur l’enseignement du droit; par M. BATBIE. . . . . . . . . . . . . 80 DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE Chez les Romains, réponse à M. Jorpao par M. Ad. BREULIER. . . . .. ds SNS à Sd D LS ee .. 85 BIBLIOGRAPHIE. Examen du régime de la propriété mobilière en France, par M. Rivière; compte rendu par M. LÉVÊQUE. . . . . . . ....,., .. 92

TOUS LES OUVRAGES ANHONCÉS SE TROUVENT CHEZ M. COTILLON, ÉDITEUR

6, rue Saint-Hyacinthe-Saint-Miehel, au coin de la rue Souffot, 23.

DU MANDAT DE LA COMMISSION

ET Ù

DE LA GESTION D'AFFAIRES

(Commentaire du titre XIIL du livre III du Code Napoléon, des articles 1372 à 1376, et 1783 à 1786 du même Code, du titre VI du Code de commerce, et des articles 111, 115 et 332 du même Code, contenant la théorie et la juris-

_ prudence);

PAR M. DOMENGET,

docteur en droit, juge au tribunal de première instance de Bergerac, auteur du Traité élémentaire des actions en droit romain, Pun des auteurs du Répertoire du Journal du Palais, ancien collaborateur du Répertoire de jurisprudence générale, etc., etc.

1862, 2 vol. in-8°. Prix : 12 fr.

S. M. l'Empereur vient de faire prendre une souscription à l'ouvrage de M. DoxenGer, pour toutes ses bibliothèques. |

- REVUE CRITIQUE

LÉGISLATION

JURISPRUDENCE.

PARIS. IMPRIME PAR E. THUNOT ET C°, RUE, RACINE, 26.

REVUE CRITIQUE

LÉGISLATION

ET DE PAR MM. TROPLONG ® L. WOLOWSK! Ô PAUL PONT Promier président de Is Cour de cassation, | Hombre de l'institut [es en droit, Conseiller à La Cour impériale Hombre de l'institut. o de Paris. ANCIENS DIRECTEURS DE LA REVUE CRITIQUE ET DE LA REVUE DE LÉGISLATION ; FAUSTIN HÉLIE î NICIAS GAILLARD Membre de l'institat, Conseiller à la Cour de cassation. to Président de chambre à la Cour de cassation. DE VALROGER COIN - DELISLE ô BERTAULD Professeur de l'histoire du droit à La Faculté Avocat Professeur à la Faculté de droit de Caen. de Paris. d à la Cour impériale de Paris. @ 226. bâtonn. de l'Ordre des avec, à la Cour imp.

AVEC LA COLLABORATION DE MM.

BELANGLE 9 DE ROYER ROULAND Hinistro de la Justice. Vice-président du Sénat. Ministre de l'Instraction publique DBEMOLOMBE CH. GIRAUD Doyen Hombre de l'Institut et Professeur à La Faculté "Pre de La Faculté de droit de Con. de droit de Paris. . Professor de législation pénale comparée

FL. MINMERRL MOLINIER à la Faculté de droit de Paris. Atecat au Censeil d’État, à la Cour de cassation | Professeur à la Faculté de droit de Toulouse.

ot du Ministère de l'intérieur. KE. LABOULAYE

G. DUFOUR Hembre de l'Institut, Professeur ae collége KŒNIGSWARTER Président de l'érêre des avocats de France. Hombre correspeudant do l'institet. au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. @ Doctear on droit

POUR LA PARTIE ÉTRANGÈRE

M. BERGSON Docteur on droit, Correspondant do l’Académie de législation de Toulouse, ancien Co-Directeur de la Revue de droit français ot étranger.

TOME XXI. 12" ANNÉE.

PARIS. COTILLON, ÉDITEUR, LIBRAIRE DU CONSEIL D'ÉTAT,

6, rue Saint-Hyacinthe (au coin de ia rue Soufflot). 1862

| REVUE CRITIQUE, DE LÉGISLATION

ET DE JURISPRUDENCE.

EXAMEN DOCTRINAL

De la Jurisprudence civile et criminelle dans ses rapports avec la liberté de la vie privée.

PROCÈS EN INDEMNITÉ POUR CAUSE DE SÉDUCTION. DEMANDES EN PENSION ALIMENTAIRE PAR LES FILLES - MÈRES. COMPLICITÉ D'EXCITATION À LA DÉBAUCHE.

Par M. A. BERTAULD, avocat à la Cour impériale et professeur à la Faculté de droit de Caen.

SOMMAIRE.

1. De la tendance à convertir certaines obligations naturelles en obligations civiles.

2. Grande réserve de nos lois pour tout ce qui touche à la vie privée.

3. Inconvénients de la jurisprudence qui tend à convertir les obligations naturelles en obligations civiles.

. Caractère général de quelques solutions.

. Opinion des rédacteurs du Code.

. Raisons de principe.

. Portée des articles 334 et 335 du Code pénal.

. De la complicité du proxénétisme.

© 1 oO Or à

1. Dans la vie privée, la liberté individuelle a plus de droits que l’autorité ; dans la vie publique, l’autorité doit avoir la pré- pondérance.

La jurisprudence de nos tribunaux tient sans doute grand compte de cette idée. Mais y a-t-elle toujours été assez fidèle ? N’offre-t-elle pas quelques traces, quelques témoignages d’une dangereuse tendance à envahir un domaine qui n’est pas celui de la loi, pour faire elle-même des lois sur des intérêts étrangers à la souveraineté sociale? Ne soulève-t-elle pas trop facilement le voile qui protége le foyer domestique? Par un

XXI. 1

9 REVUE DE LA JURISPRUDENCE.

excès de sollicitude pour des sityations que la société réprouve, ne se livre-t-elle: jamais avec trop de complaisance à des recherches qui sqnt, pour la conscience publique, une grave cause d'inquiétude et de trouble? N’est-il pas à craindre que, _sous l’empire d’inspirations très-pures, le pouvoir judiciaire, dans l’ardeur de son dévouement à la loi morale, ne devienne un dangereux ami et ne compromette la cause qu’il veut servir?

Gardienne de la loi sociale, qui doit laisser une grande partie de la loi morale à la discrétion du libre arbitre, la magistrature ne veut assurément pas s’arroger des droits quin’appartiendraient pas au législateur lui-même; mais elle se fait peut-être quelques illusions sur l’étendue de sa compétence et le vrai caractère de sa mission, Prolondément affligée et alarmée de certains maux, He croit avoir à sa disposition des remèdes, et elle est tentée de les appliquer dans des cas l’abstention conviendrait mieux à ses attributions et serait d’ailleurs plus salutaire. Il y a des plaies, des infirmités qu’on ne guérit pas, qu’on aggrave plutôt en les montrant. Pourquoi, par exemple, autoriser la révélation de désordres, d’immoralités que la pénalité sociale n’atteiat pas et qui relèvent d’une autre justiee? Pourquoi vou- loir attacher des conséquences juridiques à des faits, à des re- lations illicites? La société ne les réprime pas sans doute, mais. ils n’ont droit à aucune des garanties de la loi, parce que, si la loi est impuissante pour les prévenir et les châtier,. elle est as- treinte au moins à ne pas venir à leur secours, et que c’est, en réalité, leur accorder une sorte de sanction que de les régle- menter.

2. Nos Codes témoignent d’un grand respect pour la pudeur publique et pour l’inviolabilité des secrets de la vie privée. À quelles conditions difficiles ne subordonnent-ils pas le désa- veu du mari qui repousse de son foyer des enfants que l’in- conduite de sa femme y a introduits! Il s’agit pourtant d’em- pêcher une odieuse usurpation, et c'est ce droit sacré de la famille qui est en cause! Pourquoi la femme ne peüt-elle se plaindre de l’adultère que dans le cas le mari a souillé la maison conjugale en y entretenant sa concubine? Pourquoi le mari ne peut-il atteindre le complice de l’adulière dont il est victime qu’autant qu’il le saisit en flagrant délit ou FARpOrte la preuve écrite de sa culpabilité?

La tolérance de nos lois n’est pas de | ‘indifférence. Elles to-

EXAMEN DOCFRINAL. | | 3

lèrent ou platôt elles refusent de voir des maux particuliers dont la constatation produirait un mal général.

Pourquoi la recherche de la paternité est-elle interdite? L'enfant, irresponsable de la faute à laquelle il doit le jour, est digne de sympathie. Oni; mais il n’a pas un droit opposable à la soeiïété, parce qu’il est au mépris de ses prescriptions, malgré elles. Si la société intervenait, elle ferait un acte offensif pour le vrai droit, le droit de la famille; elle s’abstient, et autorise seulement la reconnaissance volontaire. Si elle permet la recherche de la maternité, c’est qu’elle est intéressée à no pas laisser Penfant absolument dénué d’appui; et encore, celte recherche, elle l’assujettit à des conditions rigoureuses. P’ail- leurs le mère est presque toujours connue, et le caractère officiel dels constatation n’ajoute d'ordinaire que peu de chose au scan- dale. La recherche de Ja paternité offrirait plus d’incertitudes et de périls. Enfia la eontinence, qui est un devoir pour tous Jes sexes, a plus d'importance sociale pour la femme que pour l’homme.

Pourquoi nos Codes ne prohibent-ïls plus les Hbéralïités entre concebins ? L'anpulation de ces libéralités appelleraïit des in- vestigations dangereuses. En sanvegardant Ice patrimoine des familles, elle exposerait et sacrifierait leur honneur ; elle irmtro- duirait la justice soeiale sous le toit domestique et autoriserait des imguisitions antipathiques à la liberté la vie privée. Si l’homme, par certains eôtés, appartient à la société, est-ce qu’il ne s’appartient pas aussi à lui-même? Le pouvoir social sur- veille ke vie extérieure, il r’épie point l'intimité. |

Pourquoi excitation à la débauche n’est-elle pas an délit, lorsque l’agent n’a obéi qu’à l'intérêt de ses passions person- nelles? Pourquoi eette immunité an profit de la débauche? Poerquoi cette lâche complaisance, nous dirions presque cette hontense complicité? Parce que la société n’est pas astreinte à refréner tous les mauvais instincts; parce qu’elle n’a pas, dans un sens abolu, charge d’êmes: parce qu’elle n'a pas qualité pour imposer Pobservation de Pa partie de la loi morale sans laquelle elle peut vivre et se développer ; parce qu’elle ne doit pas garrotter la liberté individuelle, sous prétexte de la mieux assurer en l’#pemolant.

3. Cependant, dans la conviction “ils sont appelés à venir au secours de la loi morale, quelques tribunaux, dans ces der-

4 REVUE DE LA JURISPRUDENCE.

niers temps, se sont montrés fort enclins à imposer l’accom- plissement de prétendues obligations naturelles que la société a jugé convenable de ne pas convertir en obligations civiles et dont son intérêt est d'empêcher la constatation. Or le législa-. teur, non le pouvoir judiciaire, détermine, en dernier ressort, la partie de la loi morale qui doit revêtir le caractère de loi sociale, et la partie de la loi morale que la loi sociale ne s’appro- prie pas n’a d’autre sanction que la conscience individuelle. L’obligé, et seulement l’obligé, a qualité pour reconnaître soit l'étendue, soit même l'existence de l’obligation naturelle. La société s’accuse, quand, de vive force, elle substitue, par l’or- gane du pouvoir judiciaire, son appréciation à l’appréciation de la conscience individuelle : car la conscience sociale, si elle est éclairée, doit se traduire dans la loi, et non dans des déci- sions qui ne sont légitimes qu’à la condition qu’elles appliquent, mais ne-corrigent pas les dispositions législatives.

Le pouvoir judiciaire, si dignes que soient les mains dans lesquelies il est en dépôt, est bien trop réparti et présente trop peu de garanties d’unité pour qu’on l’investisse du droit de faire des lois supplémentaires. A quelle incohérence, à quelle confusion, à quel chaos n’aboutiraient pas des inspirations sans règle, fatalement contradictoires et pas toujours suffisamment élevées! La liberté civile est sans cesse menacée, quand le . magistrat veut frapper un fait que le silence de la loi absout, puisque la lot-jugement est nécessairement rétroactive.

4. Je ne ‘puis ni ne veux citer tous les exemples de la ten- _ dance que je signale avec d’autant plus de liberté que les esprits . qui la subissent n’ont pas conscience de l’empiétement qu’ils favorisent et des dangers qui peuvent en résulter. Des hommes de bien ont pour eux leur bonne intention, ils croient défendre la société, et, à mon sens, ils compromettent quelques-uns de ses plus chers intérêts. Je dois toutefois emprunter quelques témoignages à la jurisprudence.

Des femmes qui n’ont pas seulement perdu leur innocence, mais leur pudeur, réclament des dommages-intérêts contre ceux qu’elles appellent leurs séducteurs. Tantôt elles parlent de pro- messes de mariage, tantôt, et pour cause, puisqu'elles imputent leur chute à des hommes mariés, elles ne parlent que de piéges dans lesquels leur faiblesse aurait succombé. Elies se disent victimes de séductions, tandis qu’alles ne sont victimes que de

EXAMEN DOCTRINAL. 3

leurs mauvais instincts et de leurs convoitises. Elles se pré- valent de la perte d’une vertu dont l’existence, même dans le passé, est fort incertaine, et elles espèrent faire oublier leur corruption présente, qui n’a rien de problématique. Elles comptent leurs grossesses, leurs enfants, et pour elles l’adul- térinité des relations n’est qu’une raison de plus de leur ac- corder, avec des sympathies auxquelles elles ne tiennent guère, de l’argent auquel elles tiennent beaucoup. Elles veulent faire nourrir, pensionner, doter leur postérité par des ‘hommes qu’elles n’appellent pas pêres, mais auteurs de dommages. Dans us.langage de convention qui ne trompe personne, ces femmes rejettent sur les hommes qu’elles choisissent la responsabilité et les charges de leur maternité ; elles ne recherchent pas, disent-elles, la paternité; elles en déduisent les conséquences en sous-entendant la cause.

À ceux qui ont hérité des idées de Montesquieu, de Beccaria, de Filangieri, de Servan, à ceux dont les pères ont fait écrire ces idées dans nos lois, il est difficile de faire admettre que les procès de séduction peuvent revivre, lorsqu'il n’y a ni enlève- ment, ni détournement, ni déplacement de mineure au-dessous de seize ans, lorsqu'il n’y a d’ailleurs ni violence ni fraude caractérisée.

Cependant la jurisprudence, qui a d’abord, avec beaucoup de réserve et timidement, ouvert la porte aux actions pour préjudice matériel et moral résultant de la violation d’une pro- messe de mariage, quand cette promesse ne pouvait être con- testée 1, sert aujourd’hui de point de départ à une théorie aussi contraire aux intérêts de la société qu'aux textes de nos lois : les filles-mères abordent sans voile la justice.

Il n'entre pas dans ma pensée de citer des espèces particu- lières. J'essaye de juger une doctrine, et non des applications que des circonstances de fait ont plus ou moins encouragées *.

1 Voir : arrêt de Bordeaux, du 23 novembre 1852 ; arrêt d'Aix, du 14 juillet 1853; arrêt de Douai, du 3 décembre 1853 (Journal du Palais, 1854, t. II, p- 368).

3? Voir pourtant un arrêt de la Cour de Paris, du 24 novembre 1860, avec les très-remarquables conclusions qui l’ont précédé (Devill. et Car:, 1861, 2,7). Le pourvoi formé contre cet arrêt a été rejeté par la chambre civile le 21 mai 1862. On pourrait rapprocher de ces deux décisions un arrêt de Ja Cour de Caen, du 10 juin 1862.

6 REVUE D& LA JURISPRUDENCE.

Sans doute, la Cour de cassation a jusqu'ici donné de nombreux témoignages de sa résistance à l’idée que nous ne voudrions pas voir s’accréditer *.

b, « La manifestation d’un désordre caché n’èst jamais, pour « J’intérêt social, compensée par la réparation d’ua dommage « individuel, » disait avec une grande profondeur” le tribun Duveyrier devant le Corps législatif, sur le titre de la Paternité

et de la filiation,

= L'orateur du gouvernement, M. Bigot-Préameneu, n’élait pas moins explicite : « Depuis longtemps, dans l’ancien régime, un « cri général s’était élevé contre les recherches de la paternité. « Elles exposaient les tribunaux aux débats les plus scanda- « Jeux, aux jugements les plus arbitraires, à la jurisprudence «“ Ja plus variable, L'homme dont la conduite était la plus pure, « celui même dont les cheveux avaient blanchi dans l’exercice « de toutes les vertus, n’était point à l’abri de l’atiaque d’une « femme impudente ou d’enfants qui lui étaient étrangers. Ge « genre de calomnie laissait toujours des traces affligeantes, « En un mot, les recherches de la paternité étaient regardées « comme le fléau de la société. »

Devant le tribunat, le tribun Leharry, en signalant la naiss sance d’un enfant, fruit de l’inceste ou de l’adultère, comme une vraie calamité pour les mœurs, déclarait que, bien loin de conserver la trace d’une pareille origine, il était à désirer qu’on pût en éteindre jusqu’au souvenir.

Sur l’impossibilité de distinguer la séduction de l’abaudon volontaire, les rédacteurs de nos Codes n’ont pas été moins précis : « Gomment, » a-t-on dit avec Une originalité qui n’est peut-être pas exempte d’afféterie, « reconaitre l’agresseur « daus un combat le vainqueur et le vaincu sont moins en- « nemis que complices? » |

La tradition de ces idées, grâce à Dieu, n’est pas interrompue. M. Troplong écrivait récemment encore qu'il y a des cas la réparation du mal est plus dangereuse que le mal lui-même. « La vie privée ne doit pas être livrée à une intolérable inqui« « sition. » « Le scandale des poursuites bouleverserait les

1 Voir notamment un arrét de la chambre des requêtes, du 2 février 1853, Labau et Rougé c. Massia (Dalloz, 1853, 1, 57), et un arrêt rejet, du

1 janvier 1862, Sehauer c, Fortman (Dalloz, 1862, 1, 188). Voir aussl arrêt de Besançon, du 19 mars 1862 (Dalloz, 1862, 2, b8).

Le

ŒXAMEN DOCTRINAL. 7

« familles, » ont dit aussi des jurisconsultés philosophes.

6. Je m’alarme d’une tendance qui introduirait juge dans une sphère le législateur Mi-même n’aaraît p#s le droit de pénétrer. Je me préoccupe surtout d’une tentative d’usurpätion sur la liberté individuelk.

L’individu à une part de souveraineté sut luismêmé. Tant pis pour lui s’il en abusei tent pis aussi pour lès persontiés qui, dans les limites de la souveraineté qu’elles ont sur elles, s’as- socient à des abus dont elles se prétendent ensuite victimes. La société doit se tenir à l’écart, v’il #’y à pès d’atteitite à 1h pudeur publiques elle doit surtout 86 garder d'encourager de périlleuses révélations, Elle ferme l'oreille au récit de faits qui ont 56 dérober à ses yeux. La liberté des aëcusations hon- teuses n’impliquerait-elle pas la libetté de la défense? La honte que l’on répudierait pour soi, n’essayeruait-on pas fatèlement de la reporter ailleurs ? Et, pour se soustraire à une svuilluré; ne s’épuiserait-oh pas en efforts pour l’imptirter à des personnes étrangères, qu’on soutiendrait coupables de torts dont bn face cepterait pas le fardeau?

Dans l'intérêt de qui la société, vablieusé de sés droits. ét de ses devoirs, ouvrirait-elle nne arèné au scandale? Dans l'intérêt de femmes qui souvent ne savent plus rougir, puisz qu’elles affrontént la publicité, de femmes qui 6nit peut-êlre dès ie principe spéculé sur leur chute. Ellés s6 plaighent d’un abändon qu’elles ont prévoir} elles voudraient la continua tion d’un mode d'existence qui leur a proturé des ressources ct des jouissances dont la précarité diminue la teñitation. La société doit-elle intervenir pour garantir, par la sanction de dommages intérêts, l’indissolubilité du concubinage?

7, Chacun doit être libre de faire le mal qui n6 füit qu’à lui-même. Mais ce mal, que l’agent auräit liberté de faire s’il obéissait à son iéspiration personnelle, peut-il revêtir le carüc- tèré d’une violation d’un devoir Büéial la pañt d'un äutre agent qui l’a conseillé?

John Stuart Mill a examiné, äYee beaucoup de Bôin et de Sa- gacité, la question, Il réconnaît bieit qué le fait de conseiller un certain acte n’est pas, à strictement patler, un fait coti: duite personnelle; c’est une action qui touche à auttui et qué, partant, la société semble avoir qualité pout contrôler. Si l’on doit permettre aux géns, pour ce qui ne concerhé qu'eux:

8 REVUE DE LA JURISPRUDENCE.

mêmes, de faire, à leurs risques et périls, ce qui leur convient, comment leur refuser la liberté de se consulter, d'échanger leurs opinions, d’user de réciproques suggestions, sur des in- térêts qu’ils jugent communs et qui, dans tous les cas, ne sont pas les intérêts d’autrui? On doit, dit John Stuart Mill, pouvoir conseiller tout ce que la société laisse faire. Il apporte une restriction, cependant, pour le cas l’instigateur tire parti de son conseil.

Ces idées paraissent avoir été celles de notre Code pénal. Les articles 334 et 335 punissent l’industrie qui corrompt la jeunesse de l’un ou l’autre sexe au-dessous de vingt et un ans. L'industrie, ce n’est pas le vice ou la passion qui profite de la corruption de mineurs de vingt et un ans. Le vice ou la passion tombe sous la réprobation de la loi morale; mais la passion, mais le vice même, qui corrompent ou font corrompre, n’en- courent pas la pénalité sociale, Ce que la pénalité menace et veut atteindre, c’est la spéculation, c’est le trafic, qui offre et livre, qui met dans le commerce ce qui ne saurait y entrer qu’au mépris de toutes les lois naturelles, nous ne disons pas de toutes les lois divines, parce que les lois divines n’ont pas de sanction en ce monde. Ce que la pénalité menace et veut atteindre, c’est l’habitude, moyennant argent, de la complicité allant au-devant des vices et des passions d’autrui; c’est la vente et le louage de l’innocence, sinon vraie, au moins pré- sumée. Ce que la pénalité menace et veut atteindre, c’est l'effort continu, incessant, et à titre de méfier, pour préparer et façonner à la débauche de jeunes agents, qui, sans ces in- fluences perverses, seraient peut-être restés purs. Ce que la loi frappe, c’est l'intermédiaire qui, sans autre passion que celle du lucre, recrute par tous moyens, à l’aide de tous les artifices et de tous les piéges, une proie sans défense, tout à fait dés- armée, et que la passion et le vice n’ont même pas la peine de conquérir. Ce qu’elle frappe, en un mot, c’est la complicité disponible, c’est la complicité habituelle, dans laquelle elle trouve les caractères d’une infraction spéciale et sui generis. La loi ne voit pas ou ne veut pas voir l’agent qui achète ou qui loue, même d’un entremetteur, un instrument de plaisir. Que l’opinion le condamne! que la morale lui réserve des expiations! La loi pénale n’empièle pas sur ce qui n’est pas de son domaine; elle laisse faire ce qu’elle n'aurait pas le

EXAMEN DOCTRINAL. 9

moyen d'empêcher sans compromettre les intérêts sociaux et Ja moralité publique, qu’il ne faut pas sacrifier à des intérêts prétendus de moralité privée, insusceptibles de toute garantie efficace.

8. Sous l’empire d’une exagération de sentiments honnêtes, quelques arrêts nous semblent s'être imprudemment écartés des sages principes dont nos lois sont l’expression. Tout en tenant pour légalement innocent, pour légalement irréprochable, le corrupteur qui n’a agi que dans l’intérêt de son plaisir, parce qu’il a l’immunité de sa passion ou de son vice, on a essayé de le punir comme complice du proxénèle auquel il s’est adressé. Mais si la corruption directe au profit individuel du corrupteur est et doit rester impunie, comment la participation à des actes de corruption qui sont l'œuvre d’étrangers n’échap- perait-elle pas à toute peine, quand elle a la même excuse, l'intérêt d’une satisfaction personnelle? Si l’on dérobe à tout châtiment l’auteur de la corruption, comment en punir le fau- teur, le provocateur, l’auxiliaire, lorsque, dans l’un ou l’autre cas il n’a agi ou fait agir que pour son propre compte ?

Je le reconnais bien, la corruption indirecte, médiate, peut offrir et offre presque toujours des caractères qui inspirent encore plus d’aversion et de dégoût que la corruption directe et sans auxiliaire. Mais la loi n’obéit pas à des impressions; elle ne sévit point contre tout ce qui l’indigne; elle laisse et doit laisser beaucoup à faire à la police morale, à la justice de l'opinion, aux sévérités de la conscience publique; elle ap- plaudit souvent à des châtiments qui ne viennent pas d’elle et qu'elle se juge incompétente pour infliger.. Ce n’est pas une raison pour voir sans alarme ses ministres, soùs l’empire de sentiments excessifs, substituer, à titre d'équité ou d’honnêteté, leurs jugements à ses jugements. A. BERTAULD.

1 Voir les arrêts de la Cour de cassation, du 5 août 1841 et du 29 avril 1842, et les judicieux tempéraments de M. Faustin Hélie, Revue critique, t. XVII, p. 296.

10 DROIT CIVIL.

LA SÉPARATION DES PATRIMOIRES,

Par M. DoLuinGer, juge suppléant au tribunal de première instance de Muihoute.

(Sutte !.)

CHAPITRE II. Des causés qui etipéchent l’exertice de la séparation,

72. Les causes qui font obstacle à la séparation peuvent être résumées dans les quatre suivantes :

La renonciation expresse ou lacite de a part du créan- cier ;

La confusion ou l'impossibilité matérielle de distinguer les biens de la succession de ceux de l'héritier ;

L’aliénation faite par l'héritier des biens du défunt; enfin,

4 La prescription du droit.

Leur explication fera l’objet des numéros suivants,

S 1. De id renontiation el de novattôn.

73. Îlest hors de doute que la renonciation expresse que fe- rait un créancier du droit de se prévaloir de la séparation des patrimoines, le lierait parfaitement au regard des créanciers de l'héritier : on rentre ici dans les règles générales en matière de renonciation. il faut donc dire qu’elle ne serait irrévocable que si elle avait été acceptée par les créanciers intéressés, ét seulement après l'ouverture de la succession *.

74, Mais en outre le créancier peut renoncer virtuellement à l’exercice de la séparation au moyen de certains actes qui fe- ront présumer son intention de se contenter de la personne de l'héritier comme débiteur. Voici comment s'exprime l’arti- cle 879 à cet égard :

« Ce droit ne peut cependant plus être exercé, lorsqu'il y a « novation dans Ja créance contre le défunt, par l’acceptation de «a l’héritier pour débiteur. »

1 V.t. XII, p. 140, et le tome XX, p. 31 et 499. 2 C. N., art. 191 et 1130.

SÉPARATION DES PATRIMOINES, 11

Cet article est le plus difficile toute la matière, et celui pour lequel il est peut-être chimérique d’espérer qu’on s’entende à jamais d’une façon bien satisfaisante. Tâchons au moins de bien préciser d’abord la nature des difficultés qu'il soulève.

On est assez généralement d’accord que la novation dont il eat ici question n’est pas ce mode ordinaire d’extinction des obligations dont parlent les articles 1971 et suivants; car le lé- gislateur a lui-même caractérisé, par les expressions finales de notre article, le genre de novation auquel il accorde cet effet de déchéance. La véritable novation emporterait évidemment aussi cette déchéante, parcé qu’elle constituerait un abandon des titres conférés par le défunt‘; maïs l’article ne dit pas cela : car, ainsi que l’observe très-judicièusement M. Duranton ?, « si « l’on entend exiget une novation proprement dite, il suffisait « de dire que le droit de séparation serait éteint par la nova- « fon de la créance, bu par la novation opérée avec le débiteur, « et il ne fallait pas dire lorequ’il y a novation dans lu créante « du défunt par l’accepiation de l'héritier pour débiteur, te qui « certes n'est pas la même chose. » Une nouvelle preuve que l’article ne fait nullement allusion à la novation ordinaire, c’est que celle-ci ne présente ni substitution d’une dette nouvelle à une dette ancienne, ni substitution de créancier, ni même chan- gement de débiteur ; tout au plus pourrait-on dire dans ce sens, avec M. Marcadé ?, que ai le créancier, qui peut reBler cféan- cier du défunt et créancier de la succession, consent à devenir celui de l’héritier, en l’acceptant comme propriétaire unique des deux patrimoines confondus, il y a une véritable nova- tion par chaagerment de débiteur, Mais cette idée est trop sub- tile pour être juste, et nous trouverons dans l’histoire elle-même des éléments suffisants pour expliquer cette énigme législative.

1 Remarquons ici cette particularité, que si le eréancier, en reconnaissant l'héritier pour débiteur, sans avoir fait novation dans le sens de l’article 1275 du Code Napoléon, perd son droit à la séparatioti, le légataire par contre, qui agit de même, ne perd pas son droit à l’hypothèque légale de l’ar- ticle 1017, et ne le perdrait que par suite d’un acte constituant la véritable novation, aux termes de l'articie 1278, et faute d’avoir fait réserve expresse de cette hypothèque. Le légataire est donc mieux traité que le créancier ; et c’est une différence de plus à ajouter à celles que nous signalions au chap. 19 (n° 68 bis) entre ces deux ayants droit,

2 Op. ctt., VIL, 497,

$ Expl. du C. Nap., sur les articles 818 à 880, HI, note.

49 DROIT CIVIL.

75. On se rappelle que le $ 10 de la loi 1 D, De separat. qui traite précisément de la matière dont nous nous occupons ici, renferme un vice de rédaction qui tient aux anciennes idées abandonnées depuis la constitution de Justinien (n° 24). D’a- près le dernier état de la législation romaine, la novation n’était donc pas nécessaire pour constituer une acceptation de la per- sonne de l'héritier, et n’était plus liée à la mens eligendi, dans le mécanisme des actes constitutifs d'obligations. Ces distinc- tions n’avaient point échappé aux anciens jurisconsultes fran- çais : ni Doneau ni Domat * ne les avaient méconnues ; et quand Lebrun * disait que « la séparation doit être demandée rebus « integris, tellement que si dans le dessein de faire une nova- « tion, les créanciers du défunt avaient stipulé leur de son « héritier, ils ne seraient plus recevables à demander la sépa- « ration..…, » il était encore resté fidèle aux anciennes traditions. Mais nous ne pourrions en dire autant de Pothier. Déjà égaré dans la fameuse controverse de Paul et de Papinien, il n’est pas . plus heureux dans la paraphrase qu’il présente de la loi 1 $ 10, en ces termes :

« Cette séparation ne peut être demandée par les créanciers « du défunt, lorsqu'ils ont fait novation de la créance qu'ils « avaient contre le défunt, en une créance contre son héritier, « en le prenant pour leur propre débiteur à la place du défunts _ «car par ils cessent d’être créanciers du défunt, et devien- « nent plutôt créanciers de l’héritier *.»

Il n’a donc pas saisi cette distinction si rationnelle entre l’animus novandi et la mens eligendi ; et n’osant rejeter ni l’un ni l’autre, il les cumule et appelle la mens eligendi une nova- tion, sans doute parce qu’il espère ainsi, sous le voile de cette

1 Comm. de jure civ., liv. XXII, ch, 16, 10.

% Lois civiles, sect. II, 22.

3 Op. cit., 25.

+ Des successions, ch. V, art. 1v.

11 est aisé de voir combien ce passage, identique en apparence avec celui de Lebrun, en est pourtant dissemblable, si l’on veut rechercher le fond de la pensée. Lebrun parlait d’une véritable novation de celle qui se produit, lorsque, dans l'intention de nover, on stipule de l’héritier la créance qu’on avait contre le défunt. Pothier, lui, dit toute autre chose : car il qualifie novation l’acceptation pure et simple de l’héritier comme débiteur à la place du défunt, sans s'inquiéter s’il y a eu, dans cet acte, intention de nover ou non de la part des contractants.

SÉPARATION DES PATRIMOINES. 43

dénomination impropre, lui donner droit de cité dans son sys- tème de la séparation réduite à un droit de préférence, sys- tème elle est complétement déplacée.

Les rédacteurs du Code ont copié Pothier dans cet article, comme en tant d’autres leur idée est si souvent obscure : la fameuse théorie de l'indivisibilité des obligations n’a pas d'autre origine.

76. Il s’agit maintenant de donner, aux termes de la loi, une interprétation qui puisse concorder avec le caractère général que nous avons reconnu à la séparation Nous ne ferons pas comme M. Hureaux qui paraphrase ainsi notre article 879 : « Ce droit ne peut plus être exercé, lorsqu'il y a novation dans « la créance du défunt, par l'acceptation de l’héritier pour dé- «biteur, dans un contrat passé avec ce dernier ANIMO Novanpi ; » cela serait à coup sûr très-rationnel, mais nous ne pouvons que répéter ce que nous avons déjà proclamé à satiété : nous inter- prétons et ne faisons pas la loi, et il ne faut pas changer un texte qui est susceptible d’être compris dans la teneur le législateur l’a rédigé. Nous conviendrons bien, avec notre au- teur et M. Vazeille?, qu’il y a quelque chose d’inconséquent dans le système du Code qui, d’une part, rend l’héritier débi- teur personnel dés créanciers du défunt et, d’autre part, lors- qu'ils acceptent le premier en cette qualité, fait déchoir ces créanciers du bénéfice de la séparation ; et cette inconséquence, beaucoup d’auteurs, M. Vazeille tout le premier , l’ont encore aggravée, selon nous, en autorisant sur les biens de l'héritier le concours au marc le franc, entre les créanciers de ce dernier et ceux du défunt. Aussi, forcé que nous sommes par les textes d'admettre la déchéance telle que-la prononce l’article 879, re- pousserons-nous énergiquement cette dernière proposition (n° 135), qui n’a plus de précédent historique à invoquer pour sa défense.

La loi est également trop formelle pour nous autoriser à ad- mettre la modification proposée par M. Hureaux à l’article 879 :

1 Op. cite, 345.

2 Des success., sur l’article 879, 1.

3 Vazeille, Op. cit., sur l’article 878, 7; Poujol, Des success., sur les articles 878 à 881, n°* 7 et 9; Chabot, sur l’article 878, 13, et sur l’ar- ticle 879, 2; Aubry et Rau, Op. et loc. cit., texte et notes 6 et 52; Du- fresne, n°* 26 et 110.

14 DROIT CIVIL.

l’acceptation de l’héritier pour débiteur y est qualifiée de no- vation et se trouve être un obstacle à l’exercice de la séparation des patrimoines; le texte est clair, et l’on ne peut lui faire dire autre chose. Aussi l’auteur que nous combattons, en voulant aller plus loin, est arrivé à des conséquences que l’on accep- terait difficilement sous l’empire de notre législation ‘.

77. La simple reconnaissance de l’héritier emportera donc déchéance de bénéfice de la séparation, et cela précisément parce que les créanciers de ce dernier sont préférés sur scs biens propres aux créanciers du défunt, et qu’il fallait donner aux premiers lo temps et les moyens d'appréhender les biens de leur débiteur, en défendant jusque-là aux créanciers de à suacession da les saisir et de les accepter en gage de leurs créances.

Mais encore faut-il que cette reconnaissance, cette aceepla- tion pour débiteur ressorte clairement des actes du créancier, qui dait marquer so intention d'abandonner ses anciens droits, pour se contenter de l’obligation particulière de l'héritier, sans toutefois’ que sa volonté ait besoin d’être formellersent ex- primée à cet égard : il suffit en effet qu’il ait suivi qualiéer qualiter la foi de l'héritier *. On sent bien ici que la matière est élastique et les principes incertains; les tribunaux restent sou- verains appréciateurs de [a valeur des actes du créancier et de la portée des expressions dont il s’est servi; les circonstances devront surtout guider leurs décisions, qui ne doivent jamais laisser présumer trop facilemezt l'intention de nover *.

Ea conséquence le créancier qui poursuit l'héritier, qui lui fait signifier des titres exécutoaires ou le fait assigner en eon- daranation personselle pour aa part et portion et hypothécai- rement pour le tout, qui en reçoit des à-compte, des intérêts ou une promesse de payement, wopère pas novation dans le sens de l’article 879 * ; car l’héritier a pu toucher les sommes sans vouloir profiter de La confusion; il ne fait que remetire au eréancier ca qui à passé per ses mains, On a même jugé en

1 V. 349 de son ouvrage. 3 L.1, $15, D., De sep. 3 Cass., 19 juin 1832 (S., 1832, L, 859); Cass,, 22 juin 1841 (S., 1844, L, 127), etc. |

+ Paris, 14 floréal an XI (Six, Coll. nouv., 4, 4, 135) et 1°" njvôse an XII (Sir., 2, 11, 12}.

SÉPARATION DES PATBIMOINES. | 45

faveur du créancier qui avait produit son titre à la faillite de l'héritier ‘.

Toutes ces décisions ne sont que des oo du prin- cipe énoncé dans la loi 7, D., De separat. (n° 24, in fine), en vertu duquel la demande ea justice dirigée contre Fhéritier ne prive pas le créancier du bénéfice de la séparation; car tout acte d'exécution, même sur les biens de la succession, doit être précédé d’une sommation de payer, et cette sommation ne peut être faite que contre som représentant légal, l'héritier : admettre le contraire, ce serait rendre illusoire l’exercice de la séparation, puisqu'on n’y 8 recours en général que lorsque l'héritier ne satisfait paint à son obligation de payer les dettes de la succession. Nous irons même plus loin, et nous dirons que celui qui est à la fois créancier du défunt et créancier de son héritier, après avoir dirigé contre ce dernier, pour lune eo l’autre dettes, des poursuites isfructueuses, peut encore m- voquer la séparation pour sa créance héréditaire, sans avoir à craindre d'être repoussé, sous prétexte qu’il aurait suivi le foi de l'héritier, Enfin il nous paraît ratiognel et conséquent avec notre précédente exposition de principes, de ne pas considérer comme novatiou la simple adjonction suppression d’un terme et d’une condition, circonstances le débiteur est censé avoir agi pour le défunt et dans l’intérêt de la succession qwi pro- lange sa personnalité juridique.

__ 78. Mais enrevanche,si la simple acceptation delPhéritier pour

débiteur emporte privation du droit à La séperatian, & fertiors l'acceptation de la part des créanciers du défunt d’us liers qui oblige à payer aux lieu et place du débiteur, devre avoir cet effet; et cela, lors même qu’ils auraient expressément fait leurs réserves quant à leurs droits contre le débiteur (cas la loi dit formellement * qu’il n’y a pas véritable novation). On peut en dire autant de l'acceptation d’une caution, d’un gage d’une hypothèque ; car l'héritier, en présentant un délégué, une eau- tion, en offrant un gage, une kypothèque, ne peut plus agir qu'en son norm propre, sans pouvoir substituer ses. nouveaux ayants cause à la personne du défunt; et le créameier, en les acceplant, fait plus qu’il n’a besoin pour obtenir le ‘payement

1 Paris, 23 mars 1824 (Sir., Coll. nouv., 7, II, 331). 2 C.N., art. 1275.

46 DROIT CIVIL.

de sa créance : il exige des sûretés particulières, et prouve donc par qu’il ne se contente plus de la qualité du titre tel qu’il le tenait du défunt !.

Enfin il faudra adopter la mêmedécision à l’égard du créancier qui a poursuivi l’expropriation des biens de l’héritier, à l'égard du créancier qui a produit dans un ordre ouvert contre ce der-

nier, ou même de celui qui a pris inscription sur ses biens ?. Car s’il avait voulu recourir à l’exécution réelle, il devait at- laquer au préalable les biens de la succession : puisque, d’après une théorie que nous développerons plus loin (n° 136), il ne peut venir sur les biens de l’héritier qu’après les créanciers person- nels de ce dernier; s’il les discute sans respecter cette préfé- rence, il agit comme eux-mêmes auraient pu agir, et en invo- quant leurs prérogatives, il doit donc aussi partager leur con- dition dans ce qu’elle a de désavantageux.

79. Telles sont à peu près les principales solutions à donner dans cette matière délicate, qui est et restera toujours le siége de grandes controverses, tant qu’on ne voudra pas en revenir législativement aux principes si simples et si clairs de la loi romaine.

Mais on est parfaitement d'accord sur cette idée, que, la sépa- ration restant tout à fait individuelle activement et passive- ment, la déchéance de l’article 879 doit l’être aussi; les créan- ciers qui n’ont pas fait les actes de novation que nous avons définis, conserveront le droit d’invoquer le bénéfice en question, quia nemo, ex alterius facto, deteriorem conditionem pat debet ; ‘et réciproquement aussi, l’héritier, même lorsqu’il n’a pas con- couru à ces actes, ne pourra les opposer aux créanciers qui ne se sont pas adressés à lui (n° 110).

| $ 2. De la confusion.

80. On peut définir la confusion, dans cette matière, lemélange matériel des biens du défunt avec ceux de l'héritier, de manière à en rendre à l'avenir la distinction impossible ;: et c’est cette impossibilité qui fait obstacle à la séparation, à laquelle manque désormais une base propre à asseoir le droit de préférence qu'elle implique.

1 V. Cass., 3 février 1857 (S., 1857, Ï, 321). 2 Liége, 13 mars 1811 (Sir., 3, Il, 444).

SÉPARATION DES PATRIMOINES. 47

Il résulte de cela qu’il faut éviter soigneusement de tomber dans une erreur ici assez naturelle, touchant la nature de la confusion dont il s’agit, et qui n’est point ce mode d’extinction des obligations par la réunion sur une même tête de deux qualités incompatibles. Nous avons déjà donné, aux 48 et suivants, des explications sur ce genre de confusion dans ses rapports avec le droit de séparation, et nous n’avous plus à y revenir. C’était une sorte de confusion fictive, œuvre de la loi seule, et que nous pourrions appeler à cause de cela confu- sion de droit ; ici, au contraire, se produit une véritable confu- sion de fait, non pas entre deux qualités juridiques, mais entre deux choses corporelles.

81. C’est pour avoir méconnu cette distinction, cependant bien simple et bien logique, que M. Vazeille en est arrivé à nier l'influence de la confusion sur l’exercice du droit de séparation; en effet, voici ce que nous lisons dans son commentaire sur l’article 880 ! : «.... est la loi vivante qui fait de la con- « fusion prolongée jusqu’à la vente une cause de refus pour u la séparation? L’on ne sépare que ce qui est mêlé, et la loi « n’accorde le privilége de la séparation que pour faire cesser « la confusion, laquelle est ainsi une cause et non pas un empé- « chement de division. »

Nous regrettons de ne pouvoir partager la manière de voir d’un jurisconsulte pour les opinions duquel nous avons la plus grande déférence ; mais il nous semble ici être tombé dans la même erreur que ces praticiens dont se moquait si spirituelle- ment le président Favre, dans le passage auquel nous faisions déjà allusion au ne 53 : J’idi ego, disait le facétieux magistrat, et nudis dentibus risi aliquando ex pragmaticis plerosque abu- lentes in contrariam sententiam eo quod scriptum est in L. 1, + 6 12, postquam bona hæreditaria bonis hæredis muixla sunt, non posse impetrari separationem, ideo quod confusis el unitis bonis separato fiers nequeat, quasi vero tractet Ulpianus eo loco de confusione quæ fit sola juris potestate, per aditionem hœ- redatis, ac non potius de vera et reali mixtione corporum in hæ- reditate repertorum, cum corporibus bonorum hæredis...…, etc. N’en pourrait-on pas dire autant aujourd’hui? et ces prati- ciens, tout en arrivant à des conséquences que M. Vazeille

1 Sur l’article 880, 5. | | XXI. 2.

18 DROIT GIVIL.

désavouerait certainement, n'étaient-ils pas partis du même principe vicieux ?..,

En vain nous opposera-t-il le silence de la loi} car dans une législation imparfaitement élaborée par ses rédacteurs, il faut toujours recourir aux sources ils Ont puisés; C’est un genre d'interprétation qu'on est souvent forcé d'adopter en pareil cas : témoin l’article 4167, pour l’application duquel on fait bien des distinctions qui ñne sont plus écrites aujourd’hui dans son texte même ; el jamais il n’est venu à l’idée de personne de contester le légitimité de ces procédés, qui seuls donnent éncore actuel« lement de l'importance aux études historiques.

82. Il est assez difficile de comprendre comment les {mmeu- bles et les droits incorporels du défunt pourront être confondus avet ceux de l'héritier : léur nature même s’oppose à la con: fusion, à moins que les possessions ne soient tellement unies qu'elles ne puissent plus être discernées, chose qu’Ulpien déjà cofBtatait comme devant atriver très-rarement {,

Le vente simultanée et en bloé même d’un ou de plusieurs immeubles de la suctession avec des immeubles de l'héritier, h’opérerait confusion du prix, que si la ventilation en restait impraticable |

83. Mais si la confusion n’atteint que rarement lès immeubles, il eh est tout antremment des meubles, et t'est même cher eux le ces le plus ordinaire, en raison de leur transformation facile et de leur détérioration rapide. L’inventaire, qui ent le moyen le plus efficace de prévenir cette confusion, en conservant les indices propres à faire reconnaître l'identité des objets, n’est pas cependantun remède infaillible, &t nous verrons plus tard qu'il ne donne jamais, à lui seul, aux créanciers le droit d'exiger la valeur du mobilier qu’on ne peut leur représenter hature {n° 107).

A l'inverse, fl n’est pas non plus requis à peine de déchéance, comme pour le bénéfice d'inventaire *, et la séparation ponrra toujours être invoquée, si l’origine des meubles est susceptible d’être établie d'autre manière. Enfin la confusion d’une partie du mobilier n’empêthe pas Ja Séparation, quant à la portion nôn confondue : individuel au point de vue des perstnnes

1 L. 1, $ 12, D., De separ. 3 C. N., art. 794.

SÉPARATION DES PATRIMOINES. 19

entre lesquelles il s’exerce, ce bénéfice l’est aussi à l’égard des objets auxquels il s’applique.

84. Les moyens ouverts aux créanciers pour prévenir la confusion seront expliqués au chapitre [V (n° 107 et suiv.).

$ 3. De l'aliénation.

85. La séparation étant dirigée contre les créanciers de l'héritier et non contre l'héritier lui-même (n° 106), il s'ensuit qu’elle ne détruit point les effets de la saisine, en vertu de la- quelle l'héritier se trouvait investi de plein droit et par la seule puissance de Ja loi, dès l’ouverture de la succession, de tous les droits actifs et passifs du défunt; il s’ensuit encore qu’elle ne détruit point les droits attachés au titre indélébile de proprié: taire, et qui permettent à cet héritier d’aliéner tous les biens de la succession, sans qu’il risque de voir cette prérogative circonscrite par les créanciers de la succession, obligés d’ac- cepter les aliénations comme si elles procédaient du défunt lui-même; sauf bien entendu Île cas de fraude, contre lequel l'application de l’article 1167 ne saurait être écartée.

C'est à ce droit de l'héritier que fait allusion l’article 880 dans son deuxième alinéa, lorsqu'il dispose que la séparation « à l'égard des immeubles... peut être exercée tant qu'ils « existeñt dans la main de l’héritier, » La loi, il est vrai, ne sta- tue expressément que pour les immeubles, mais il faut a fortiori appliquer sa décision aux meubles; et la distinction qu’elle fait daas Îles deux alinéas de cet article entre les meubles et les im- reubles n’a trait, comme il est facile de s’en convaincre par une lecture uitentive, qu’à la prescription du bénéfice de sépa- ration, et ne saurait raisonnablement être étendue à l’aliénation; elle doit d’ailleurs s’effacer ici avec d'autant plus de raison, que les meubles en général ne sont pas soumis au droit de suite, pas plus au profit du propriétaire ? qu’au profit du créancier hypothétaire *, et il serait singulier que les créanciers du dé- funt pussent prétendre à un droit plus étendu que les créanciers hypothécaires par exemple, dont l’hypothèque s’étendrait ao-. cessoirement sur les meubles réputés immeubles par destina- tion, et qui ne peuvent plus les poursuivre, lorsqu'ils ont élé

1 C. N., art, 878. # Art. 2279, al. 4, 3 CG N,, art. 2119.

20 DROIT CIVIL.

détachés de bonne foi, par le tiers détenteur de l’immeuble hypothéqué.

86. D'un autre côté, en subordonnant l’exercice de la sépa- ration à cette condition que les biens ne soient pas encore sortis du patrimoine du défunt devenu jusqu’à un certain point patrimoine de héritier, la loi n’a point entendu, par cela seul et dans tous les cas, refuser aux créanciers de la succession la faculté d’user de la séparation : si l’acte d’aliénation, tout en diminuant ce patrimoine de quelques valeurs, y en a fait entrer d’autres qui, par la fiction d’une subrogation réelle, puissent prendre les lieu et place de celles qui en sont sorties; ou si encore cet acte d’aliénation n’a affecté qu'une portion du droit de propriété qu’il n’a fait que démembrer, en conservant à l’héritier les droits principaux qui sont l’apanage exclusif du propriétaire. Nous avons traité, au chapitre II (n° 69 et 70), des diverses hypothèses la séparation est transportée, pour ainsi dire, des choses de la succession sur celles qui leur sont substituées : nous y renvoyons le lecteur, et il ne sera question dans celui-ci que des aliénations, en tant qu’elles font perdre le droit de séparation sur la chose même qui en a été l’objet.

87. La faculté d’aliéner librement les biens de la succession n’est pas reconnue par tous les auteurs. En effet, argumentant de la disposition finale par laquelle l’article 2111 prive l'héritier du droit de grever les immeubles d’hypothèques au préjudice des créanciers et légataires du défunt (ce qui n’est rien autre chose qu’une aliénation partielle de la propriété), M. Blon- deau pense qu’il doit, à plus forte raison, être interdit à l’hé- ritier de faire une aliénation complète de la propriété pleine et entière des immeubles successoraux. Ce rapprochement, qui paraît un trait de lumière à M. Hureaux *, dénonce une ano- malie plus spécieuse que véritable. |

Pour en détruire la valeur, nous n’invoquerons pas le Droit romain qui consacrait la même singularité (n° 2%)°; nous

1 Op. cit., p. 480, texte et note 1°°.

3 Op. cit., 389. |

3 Un autre exemple, que l’on peut choisir dans le Code et qui est parfai- tement approprié à cette matière, prouve encore bien péremptoirement que celui qui ne peut pas le moins, peut quelquefois le plus, et détruit ainsi de fond en comble l’argument-a fortiori de M. Blondeau. D’après les articles 859 et 865, le donataire d’un immeuble sujet à rapport peut valablement ct

SÉPARATION DES PATRIMOINES. 91

renoncerons aussi à nous prévaloir de l’autorité de Domat, quand il dit si énergiquement ! : « A l’égard des immeubles « aliénés par l'héritier, les créanciers du défunt qui n’avaient « pas d’hypothèque y ont perdu leur droit, et il ne leur reste « que l’action personnelle contre l’héritier..…. car ils n’avaient « pas acquis un droit de propriété par la mort du défunt. » On nous répondrait, sans doute, que les nouvelles bases sur les- quelles a été édifié notre régime hypothécaire actuel, ne per- mettent pas d’appliquer une disposition qui se comprendrait tout au plus dans un système de clandestinité, trop nuisible au : crédit public pour prendre faveur aujourd’hui. Nous ne nous armerons pas non plus de la disposition de l’article 834 du Code de procédure, d’ailleurs abrogée aujourd’hui ; on nous réplique- rait encore que ce n’est qu'une misérable argutie qui sacrifie l'esprit de la loi à sa lettre*®.

Mais nous croirons avoir évité toutes ces critiques en affirmant que l’esprit du législateur, plus encore que son langage, tend certainement à permettre les aliénations * pour défendre lhy- pothèque * .….. Et pourquoi non? sera-ce pour cela une incon-

séquence, une anomalie? Pas le moins du monde : il était parfaitement possible de maintenir l’hypothèque, avec des ef- fets restreints contre les créanciers chirographaires de la suc- cession qui auraient inscrit leurs priviléges après les délais fixés et postérieurement en date, ou contre tous les autres créanciers chirographaires de l’héritier, mais non pas contre ceux de la succession qui se trouvent en règle; tandis qu’il eût été difficile et dangereux de maintenir l’aliénation, par exem- ple, à l'égard des premiers, et de l’annuler à l’égard des der- niers. Cette division de position n'aurait fait qu’engendrer des procès funestes pour la sécurité de l’acquéreur et le crédit de l'héritier. | |

Le législateur n’a prohibé les constitutions d’hypothèques que dans une certaine mesure; en tant qu’il jugeait nécessaire de maintenir les droits dont il investissait les créanciers de la

irrévocablement l’aliéner, tandis qu'il lui est interdit de l’hypothéquer au préjudice de ses cosuccessibles.

1 Lois civiles, Loc. cit., 5.

2 Rlondeau, loc. modo cit,

3 C. N., art. 880. .

+ Art. 2111.

29 DROIT CIVIL.

succession, et afin de pouvoir donner quelque effloacité au pri- vilége tel qu’il entendait l’organiser en leur faveur; mais cette effoacité bornée à ün droit de préférence ne pouvait paralyser Ja faculté d’aliéner, qui ne connaît d’autres restrictions que celles que lui impose le droit de suite. Que maintenant la pro- hibition d’aliéner eût sauvegardé davantage les intérêts des créanciers, cela n’est pas douteux; mais la loi, si elle avait voulu aller si loin, devait aussi, sous peine d’encourir un reproche d’inconséquence, autoriser ce droit de suite, et le texte de l'article 880 nous prouve assez qu’elle a reculé devant cette ex- tension. Et n’est-ce pas exagérer singulièrement la portée de ses dispositions, que de prétendre que l'inscription aura la vertu d'empêcher une aliénation, alors que le législateur s’est contenté de dire qu'elle empêchera l’hypothèque ? Et sera-ce de cette manière qu’on entendra respecter l'esprit qui lui a dicté son œuvre?... Une telle induction hardie en philosophie, le serait bien plus en jurisprudence, l'interprétation est la base de tout raisonnement.

Reconnaissons donc, avec la majorité des auteurs, que l'alié- nation est permise, mais que l’hypothèque n’est pas autorisée au profit de l’héritier.

88. Voilà tout ce que l’on peut dire sur cette matière, en s'en tenant au sens littéral de la loi; mais si l’on veut pousser plus loin ses investigations et faire fructifier, pour ainsi dire, ce qu’elle n’avait fait que déposer en germe dans le Code, il ne faudra pas s’arrêter ici; quelques développements encore de- viendront alors nécessaires.

Ainsi il est impossible que l’article 2111, ne statuant que eur l'hypothèque, ait permis que d’autres droits réels, tels que le privilége ou l’antichrèse, fussent établis sur l'immeuble au pré- judice des créanciers du défunt : c’eût été rendre illusoire et impraticable la séparation des patrimoines. De même, l’ar- ticle 880, qui ne vise que l’aliénation de la pleine propriété, n’a pas pu Voutoie que l'héritier consommât à son gré d’autres actes moins importants, à la vérité, mais tout aussi préjudiciables, els que la constitution d’usufruit, le louage et autres alié- nations partielles de la propriété. D’un autre côté, on n’ose- rait non plus pousser trop loin cetie dernière conséquence; car, en argumentant de l'expression aliénation partielle, on pourrait aller jusqu’à dire que l’hypothèque, qui est aussi une aliépa-

SÉPARATION DES PATRIMOINES. og

tion partielle, un démembrement de la propriété, ne serait plus interdite à l'héritier ; ce qui heurterait de frant la taxte môme du Gode. 11 importe à cet égard de bien préciser les axpressions de [a loi, et de les différencier assez pour pouvoir reconnaitre lea genres d'aliéaations qu’il 6onvient de rapporter à l’un ou à l’autre article, |

Nous n’avons pas à faire ioi la clesaification des droits aus- ceptibles d’être démembrés de la pleine propriété, et nous ne rappellerons pas l’énumération tripartite qu’en fait la doctrine qui distingue le droit d'user de celui de jouir et de transformer : quoique complète, elle ne nous servirait point dans la question que nous voulons traiter en oe moment. Pour nous, au con traire, il y aura deux espèces d’aliénations, totales ou partielles (peu importe, car notre division ne se confond pas avec la pré cédente): |

Les unes ont pour but et pour conséquence de faire sortir définitivement du patrimoine de l’héritier ou de la succeasion l'immeuble sur lequel elles portent; en d’autres termes, da le tranamattre à ce qu’on appelle généralement un fiers acquéreur ; telles sont les aliénations du droit de propriété sensu atric{o, d'usufruit, de servitudes réelles, at même d'emphytéage et de superficia (pour coux qui reconnaissent encore aujourd'hui l'existence de ces démembrements), Celles-ci constituent tou- jours une cession de droits réels, et sont évidemment permises . par le Code qui, dans l’article 880, ne distingue pas ai l’aliéna- tion est partielle ou totale : qui peut la plus peut le moins.

Les autres, tout en dessaisissant l’aliénateur da la propriété partielle et démembrée des biens, n’ont pas pour but de l'en priver d’une manière définitive ou jrrévocable, parca qu’elles n’ont eu lieu qu’au profit de fiers créanciers, auxquelles elles ont servir de sûretés pour la conservation de leurs droits contre l’aliénateur ; comme par exemple les constitutions d’hy- pothèques, de priviléges, de gages et d’antichrèses. Ce sont bien encore des draits réels, mais leur existence n’empêche pas les biens de rester dans le patrimoine de la succession, quoique grevés d'une charge au profit de tiers. Toutefois lea actes qui auraient pour objet de créer de semblables démembrements ne sont pas autorisés dana notre malière, ou du moins ils ne le sont qu’à condition de ne pas préjudicier au droit de préférence résultant de la séparation; puisqu’en engageant les biens de la

924 | DROIT CIVIL.

succession à la sûreté de ses propres dettes, l’héritier n’a pu que transférer un droit restreint sur des biens déjà tacitement engagés au payement des biens de la succession. On devra donc ranger dans cette catégorie tous les droits qui ont pour consé- quence de mettre en rapport les créanciers de l’héritier avec ceux de la succession, droits que la loi a toujours frapper d’inefficacité à l’égard de ces derniers.

Enfin il existe une troisième catégorie d’actes qui ne sont plus des aliénations de droits réels, duns le sens légal-et ordi- naire de ces expressions, mais des aliénations de possession ; aliénations n’investissant l’acquéreur que d’une possession dé- pourvue de tout caractère juridique (c’est-à-dire incapable de conduire jamais à la pleine propriété) et ne conférant qu’un droit temporaire ou précaire. Ces aliénations, qui ne sont jamais faites au profit des créanciers, ni dans le but de garantir les dettes de l’héritier, comprennent les louages, prêts, dépôts, séquestres, etc.

La solution à donner ici à la question ne peut s’induire des considérations qui nous ont guidé dans les deux cas précédents. En effet, à ne considérer que leurs effets bien moins étendus que ceux des actes de disposition et tout à fait en dehors des rapports de préférence et de priorité entre les divers créanciers dont ils ne viennent jamais troubler l’ordre, on pourrait penser que ces actes seront opposables aux créanciers qui exercent la séparation ‘. Et cependant d’un autre côté, en présence de : cette séparation des patrimoines qui vient frapper tous les biens compris dans la succession, il semble impossible, absurde même de soutenir qu’elle devrait céder le pas à l’acte de l’hé- ritier qui a été impuissant, lui, à faire sortir du patrimoine du défunt le bien objet de l’opération juridique. Nous préférerons donc cette seconde manière de voir, et nous déciderons en: thèse générale que les aliénations de possession ne seront point opposables aux droits des créanciers de la succession.

89. Ces notions sommaires étant posées, il nous reste à en- trer dans les détails que comporte chaque nature d’actes. Pour- tant nous n’aurons à examiner ici aucun des actes de l'héritier, qui rentrent dans la deuxième catégorie, parce qu'ils font näître une foule de questions qui se rattachent plus particulièrement

1 V. pourtant ce que nous disons in fine, 96.

SÉPARATION DES PATRIMOINES. | 25

aux droits de préférence entre Îes diverses classes de créan- ciers qui font valoir leurs prétentions sur les biens de la suc- cession : matière que nous aurons à étudier en traitant des effets de la séparation entre créanciers (n* 135 et suiv.). Il ne nous reste à voir que les aliénations de propriété pleine ou dé- membrée, faites au profit de tiers acquéreurs non créanciers, et les aliénations de possession dans le sens restreint que nous avons donné plus haut à cette expression.

Les solutions que nous allons proposer ici sont peut-être . plus juridiques que réellement avantageuses au régime de la propriété foncière; et nous doutons qu’elles reçoivent jamais dans la pratique une sanction conforme : beaucoup de tribunaux reculeraient certainement devant cette rigueur; mais, nous ne craignons pas de le dire, elles ne sont que la conséquence la plus directe des principes reconnus et proclamés par la majo- rité des auteurs (qui, toutefois, n’ont pas poussé si loin leurs recherches sur ces questions délicates); et ces principes ten- dent à présenter la faculté d’aliéner, permise par l’article 880, comme parfaitement compatible avec la prohibition d’hypothé- quer, édictée par l’article 2111. C’est donc à concilier ces deux dispositions que seront surtout consacrés les M on qui vont suivre.

Nous devons prévenir que ces solitions eussent été toutes autres, si, comme l’avait voulu le projet de réforme du titre Des priviléges et hypothèques discuté par l’Assemblée législative en 1851, l’héritier eût été constitué, par suite de la demande en séparation, ou même sans la demande, et pendant les six mois accordés à la prise d'inscription, dans un état d'incapacité absolue de disposer. Cette idée, qui est celle de M. Blondeau, fut insérée dans l’article 2116 du projet du Gouvernement, mais ne passa pas dans le projet voté et adopté par l’Assemblée en seconde lecture, ainsi qu'on peut le voir par les termes du nou- vel article 2147 correspondant à celui du projet du Gouverne- ment ‘.

À. Des aliénations de propriété.

90. La vente et l'échange se présentent naturellement comme les modes d’aliénation les plus ordinaires et les plus énergi-

1 V, là-dessus le Moniteur universel de 1851, p. 536.

26 DROIT CIVIL.

ques : l’objet vendu, comme l’objet échangé, sortis tous deux du patrimoine de la succession, sont danc désormais soustraita à la séparation. Mais les intérêts des créanciers ne sont pas jrrévocahlement lésés, toutes les fois qu’à la place du bian sorti il reste un droit qui, en vertu d’une subrogation réelle, est veau s’y substituer dans le patrimoine du défunt, Ainsi, dans uae venta à réméré, l’exercice du racbat, qui appartient tout aussi bien au créancier du défunt qu’à l'héritier ou à ses ayants cause, fait rentrer dans la succession le bien que ce dernier en avait distrait; et la séparation paut ensuite s’y appliquer, comme si la chose n'avait jamais cessé de faire partie de la masse hé- rédilaire. Ici la séparation porte sur le droit, beaucoup plus que . sur l’objet même, et ce droit, en vertu de la subrogation, a pu se substituer à l'immeuble aliéné; nous en dirons autant de l'hypothèse d'une vente simple, loraque le prix n’a pas été payé.

Mais tout ceci a déjà fait l’objet du chapitra II (n° 65 bis) et ne doit trouver place ici que pour montrer qu’on ne porte pas pour cela atteinte au principe énoncé plus baut, et en vertu duquel les créanciers doivent rester désarmés contra toute aliénation opéréa de baane foi de la part de l'héritier,

91. La vente de droits successifs fait pourtant exception : la loi 2, De separat,, décidait, il est vrai, qu’elle restait opposable aux créanaiers du défunt, et c’est encore l'opinion de M, Del- vingourt ‘; maia cette solution n’est plus possible, sous l'empire des idées modernes, qui ont donné à une semblable vente une sarte d'effet dévolutif du titre d’héritiers ce que le principe romain : semel hœres samper hærea, n'aurait pas souffert, L’ac- quéreur d’une auccession est héritier au lieu et place de l’hé- ritier du sang : il peut réclamer les mêmes draits, sauf la res- triction résultant de l’artiole 841; il est aussi soumis aux mêmes charges, comme la suppose bien l’article 1698, en obligeant l'acquéreur à « rembourser au vendeur ce que celui-ci a payé « pour les dettes et charges de la succession, » lors même que le vendeur en eût été créancier. Si donc il est tenu des dettes, il

faut admettre que la séparation doit pouvoir atteindre les biens _ suceessoraux dans ses mains, comme dans celles du véri- table héritier; et c’est aussi ce qu’a décidé, avec beaucoup

1 Tome II, note 5 de Ja page 68.

SÉPARATION DES PATRIMOINES. a7

raison, la Cour de Lyon, dans un arrêt encore récent ?.

91 bis. Quid de la prescription acquiaitiva ou extinotive, accomplie au profit des tiers sur un ,immaubla héréditaire? Étoint-ella le droit de séparation, si l'héritier l’a laissée 2e consommer, sans faire les actes interruptifs nécessaires? Nous devons encore décider affirmativement, comme pour toute autre aliénation. A la vérité, la prescription acquisitive cansolide Ja propriété talle qu’elle à été passédée 4b initio, et par auite ne la dégage pas des servitudes at hypathèques. qui la grevaient au su de l'acquéreur; mais le droit inscrit da séparation n’est pas une véritabla hypothèque, et l'inscription n’a pas d'effet contre lestiers, d’où il est facile de conclure que la prescription aussi éteint d’une manière abaolue la droit de séparation, sans que les créanciers de la suacesaion aient auoun moyen de se faire restituer contre ses effats.

92. Les aliénations à titre gratuit sant régies par les mêmes principes que les eliénations à titre onéreux, Sont-elles à titre particulier, leg créanciers chirographaires ne pourront avair de reaours contre les tiars agquéreurs; sont-elles au copiraire à titre universel, comme l’aoquéreur en parail oss eat tenu des dettes et charges dans la prapartion de son émolument, tout comme dans l'hypothèse d’une cession de droits sucoessoraux, les erdanciers na souffriront pas de ces genres d’aliénetion.

93. Mais dans l’un et l’autre cas, 1l reste une voie ouverte à ces créanciers, voie infiniment plus efficaca contre les aliéna- lions à titre gratuit qua aontre celles à titre onéreux, st qui sera pour ainsi dire le préliminaire de la séparation, à laquelle elle ouvrira Ja voie ; nous avons nommé la voie révocatoire de J'action Paulienne,

Dans les eliépations à titre onéreux, soit que l'héritier n’ait opéré qu’une aliénation fictive au profit de personnes inter- posées qui le laisseraient propriétaire réel de la chose, soit qu’il ait délégué le prix de l'aliénation à quelques-uns de ses créanciers personnels, soit qu'il ait dissimulé tout au partie du prix daus l’acte d’aliénation, elc., les créanciers, s'ils veulent faire révoquer fous ces actes, doivent établir que l’acquéreur a participé à |8 fraude, ou au moins qu’il en a eu connaissance * :

# Lyon, 17 novembre 1850 (S., 1851, II, 315). 2 C.N., art. 1167.

928 DROIT CIVIL.

concours de circonstances dont il sera la plupart du temps bien difficile d’administrer la preuve.

‘Pour les aliénations à titre gratuit au contraire, la bonne foi de l’acquéreur serait bien inutile : car, en soutenant la vali- dité de l’aliénation, il n’aurait à opposer aux créanciers du dé- funt, que l'intérêt qu’il a de ne pas perdre un bénéfice ; certat de lucro captando, tandis que ceux-ci ne cherchent qu’à éviter un préjudice : certant de damno vitando. Cette différence de positions ne peut donner gain de cause aux acquéreurs, et les créanciers, en prouvant le préjudice et la fraude de l'héritier, n’ont plus rien à établir ; la bonne foi de l’acquéreur ne pourra servir qu’à une chose, à les empêcher de restituer les fruits et intérêts qu'ils ont retirés du bien aliéné:.

94. Les règles que nous venons d'exposer, doivent être ap- plicables aux constitutions de servitudes réelles ou person- nelles, telles que les services fonciers, l’emphytéose, la super- ficie, l’usufruit sur des immeubles de la succession. Sans doute aucun texte et malheureusement aucun monument de ju- risprudence, ne peuvent être invoqués à l’appui de ‘cette proposition, mais nous nous croyons en droitdel’avancer, sur exposé des principes que nous avons présentés comme devant régir cette matière. Car, si l’immeuble n’est pas sorti du patrimoine de la succession, et s’il n’a pas été par sous- trail à la séparation, il s’en est pourtant détaché une partie ; le droit réel que nous qualifions, servitude, emphytéose, super- ficie, etc., la loi n’avait nul besoin de le frapper de la même pro- bibition que les constitutions d’hypothèque dans l’article 2111, parce que son existence n’empêche en aucune façon l'exercice du droit de préférence résultant de la séparation, et que les deux droits peuvent en un mot marcher de front, côte à côte. On pourrait nous objecter, en rétorquant contre nous l'argument in- voquéquelquefois pour justifier l’apparenteincohérence desdeux articles 880 et 2111,quel’héritier n’a pu’aliéner qu’un bien déjà grevé d’un privilége, au profit des créanciers de la succession; que par suite, l’usufruitier, l’emphytéote, etc., doivent subir la préférence de ceux-là. Mais nous répondrons toujours que l’on ne peut se prévaloir de cette espèce de gage tacite au profit de toute la classe de créanciers, que lorsqu'il s’agit de régler les

1 Art. 549.

SÉPARATION DES PATRIMOINES. 929

rapports de ces créanciers avec ceux de l'héritier; qu’il doit donc en être ainsi, quand les créanciers de la succession se- ront en présence de créanciers hypothécaires de l’héritier ; mais que d’autres considérations doivent présider aux règle- ments des droits des créanciers successoraux en conflit avec destiers acquéreurs; etl’usufruitier, l’usager, l’'emphytéote etc, ne peuvent être autre chose : du moins jamais personne, à notre connaissance, ne s’est avisé de les regarder comine des créanciers. |

B. Des allénations de possession.

95. Déjà nous avons indiqué la valeur que nous voulons at- tacher ici à l’expression d’aliénation, qui ne doit s’entendreque des droitstoujourstemporaires, et au profitde toute autre personne que des créanciers. C’est dire assez que ces droits parmi les- quels nous rangerons le louage, le prêt, le dépôt, etc., ne feront jamais obstacle à la séparation des patrimoines, et que les créanciers pourront comprendre dans leur poursuite les biens qui en font l’objet, comme s’ils étaient déjà rentrés dans le pa- trimoine de la succession. Mais ils n’auraient point le pouvoir de réclamer aux tiers la chose avant l’époque l'héritier lui- même aurait pu le faire : dans ce sens-là, il est encore bon de dire que ces aliénations, sans empêcher la séparation (puis- qu’elles ne sont jamais indéfinies dans leurs effets) y apportent une certaine entrave, et sont par suite opposables aux créan- ciers du défunt, tout comme les aliénations définitives de la propriété pleine ou démembrée.

96. Cette solution, moins sûre peut-être aux yeux de cer- taines personnes pour le prêt de consommation ou le prêt à usage, ne doit laisser aucun doute pour le louage des choses : car, sans examiner ici si le droit du preneur a ou non le ca- ractère de réalité que l’on s’est plu à lui assigner *, en admet- tant que ce preneur ne saurait opposer son droit comme déri- vant de la faculté de disposer exercée par l'héritier, il est certain qu’il peut le faire comme dérivant de la faculté d’ad- ministrer. C’est ce qui arriverait encore pour le prêt à intérêt qui a toujours été considéré comme un acte d'administration :

1 Entre autres M. Troplong, Du contrat de louage, 5 à 12.

30 DROIT CIVIL.

à telle enseigne qu’il se trouve même imposé à certains man dataires légaux *,

Pour les personnes qui n’accorderaient pas à l'héritier la libre disposition des biens de la succession, le bail passé par cc dernier ne pourra excéder la période novennale dans la- quelle oa se trouve au moment les créanciers requièrent la séparation *. Pour celles au contraire qui partagent notre mauière de voir, le bail pourra avoir une durée plus longue pourvu qu’il ne soit pas perpétuel °.

Toutefois la loi du 23 mars 1855 est venue apporter un chan- gement à cet ordre de choses pour les baux des immeubles. En disant * que les baux qui n'ont pas élé transcrits ne peu- vent être opposés aux tiers (c’est-à-dire aux créanciers de la succession, dans notre matière), pour une durée de plus de dix- huit années, elle a virtuellement frappé d’inefficacité à l’é- gard de ces derniers, pout le surplus du temps légal, les baux d’une plus longue durée qui n’auraïent pas êté transcrits ou qui ne l’auraient été qu’ultérieurement à l'inscription prise par les créanciers, en vertu de l’article 2111. Mais les mêmes créan- ciets ne pourraient invoquer le bénéfice du délai accordé par le deuxième alinéa de cet article, et soutenir que toute trans- cription d’acte, faile pendant cet intervalle et même posté- rieurement à leur inscription, mais pendant les six premiers mois écoulés depuis l’ouverture de la succession, ne peut avoir aucun effet; car ce délai de faveur n’existe qu’à l’encontre des créanciers de l'héritier, et pour les inscriptions hypothécaires seulement : les termes de l’article qui parle d'inscription el nullement de transcription, sont trop formels pour se prêter à aucune extension de ce gente.

Mais la nouvelle loi laisse intacte hotre décision, quañt aux baux des meubles : i] suffil qu’ils aient date certaine anté- rieurement à l’acte d’exétution par lequel le créancier prélude à l’exercice de son droit de séparation.

07. Cette dernière observation est du reste générale, et s’applique évidemment à tous les aètes d’aliénation consom-

1 V, notamment C. N., àrt. 455, 1065 à 1067.

2 C. N., art. 1718.

3 C. N., art. 1709. Il en était autrement en Droit romain : voyez Gaïus, 111, 145, et Const. 10, C., De loc. cond.

# L. du 23 Maïs 1855, aft. 3.

SÉPARATION DES PATRIMOINES. ÿ1

més per l'héritier. Seulement pour les immeubles, cette date coriaine n6 résultera, aut yeux des eréanoiers, que de la tranecrfption faite par l'acquéreur de son droit antérieurement à l'inscription du créancier, lorsque te droit est de IA nature de cœux que la nouvelle loi préoftée à ausujettis À cette fortma- lité ?,

S +. De la prescription.

98. On a pu voir, aux 91 et 83, combien la nasiitoe dont la loi romaine avait frappé le droit de séparation, avait soulevé de controverses dans l’ancienne jurisprudence, Un au- teur de cette époque, Raviot, dans ses Annofntions sur Périer* rapporte qu’en Bourgogne, l’on suivait le droit écrit, on dis- tinguait entre les meubles et les immeubles, en adoptant le délai de cinq ans pour lés premiers, au moins lorsqu'ils n°a- valent point éncbre été enlevés confondus avet ceux de l'héritier avant ce laps de temps; mais en le rejetant pour les immeubles, à l'égard desquels la séparation subsistait toujours a hist rebus inéegris. » Cette distinction est vonsatrée par le Code, dans l'article 880, qui s’est contenté de substituer au delai de cintg ans celui de trois années : térmè qui paraît avoir êté le résultat d’une idée arrêtée tn principe, dans l'esprit des rédacteurs, pour tous Îles droits touchant la propriété mobi- lière, puisque nous Îe retrouvons dans l’article 809 et dans l’ar- tièle 2279, ol. 9.

99. Le motif qui 4 dicté cette limitation est bien naturel : les Meubles étant susceptibles d’un déplacement facilé et fréquent, Îl devient impossible, ao bout d’un certain temps, de délermi- ner leur identité et leur origine ; ce qui met lés créanciers hors d'état d'établir que Île mobilier provenait de sucees- sion.

La prescriplion de l’article 880 est d'ordre public, et le créancier ne pourrait se faire restituer contre ses effôts, quand même 1] alléguerait et prouverait qu'il n’a eu qu’une connais- sance tardive de l’ouYerture de la succèssion, que l’héritier n’a acceplé que longtemps après la mort du de cujus ; quand même sa créance ne serait exigible que depuis peu de temps,

1 V. la liste complète de ces actes dans l’article de la loi. + Arrests notables du parl. de Dijon, quest. %9t, observ. VIII.

32 + DROIT CIVIL.

ou ne le serait pas encore à l'expiration du délai des trois

années : car nous verrons (n° 105 et suivants), qu’il a toujours entre les mains les moyens conservatoires nécessaires pour * interrompre cette prescription.

100. Le délai de trois ans est même abrégé, lorsque l’héri- tier a aliéné ou confondu les meubles successoraux avec les siens propres : sans doute la rédaction de l’article semble ré- server ce mode de déchéance aux immeubles seulement; mais nous voyons dans le même Raviot, loco modo cit., qu’il en était déjà ainsi sous l’empire de la coutume de Bourgogne; et d’ailleurs il y a plus forte raison d’appliquer la même décision aux meubles, eux qui ne sont pas même susceptibles de droit de suite.

101. À partir de quelle époque court cette prescription? Ce doit être évidemment à compter du jour même de l’ouverture de la succession; car il est de principe que la prescription commence à courir dès que l’action peut être exercée; et elle pourra l’être du moment que l’héritier sera saisi et qu’il pourra en cette qualité être l’objet des poursuites des créanciers. Sans doute la loi lui accorde un délai pour prendre qualité * ; mais l’exception dilatoire-qu’il peut opposer à toute demande préma- turée n’empêche pas cette action d’avoir tous les effets qu’il importe le plus au créancier de produire : c’est-à-dire les effets conservatoires de ses droits, l’interruption de prescription entre autres. « Ainsi, dit Boitard dans ses excellentes Leçons « sur le Code de procédure *, les demandes seront sans doute « valablement formées contre le successible, quoiqu’il n’ait pas

« encore accepté, et par cela seul qu’il n’a pas renoncé, mais

ces demandes ne peuvent conduire à aucune condamnation « contre lui, parce qu’il n’est pas tenu de prendre encore qua- « lité..…..; même avant l’expiration des délais pour faire inven- « taire et délibérer, même avant d’avoir pris qualité, le suc- « cessible, l’héritier, car il l’est tant qu’il n’a pas renoncé, « l’héritier a titre et qualité pour recevoir les assignations don- « nées par des Liers contre la succession. »

MM. Aubry et Rau * sont, à notre connaissance, les seuls au- teurs qui contestent cette doctrine, adoptée au surplus formel-

4 C. N., art. 797. 2T. }, 454, sur l’article 174. 8 Op. cit.,.S 61, texte et note 28.

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SÉPARATION DES PATRIMOINES. 33

Jement par la Cour de cassation elle-même’. Fidèles aux principes du Droit romain *, pour eux la prescription n’a sou point de départ qu’à l’adition d’hérédité, et ils croient justifier leur manière de voir par cette considération que la loi, en con- stituant cette prescription, n’a eu en vue qu’une confusion de fait, laquelle ne saurait résulter que d’une acceptation de la part de l'héritier et non de la saisine qui n’engendre qu’une confu- sion de droit.

Tout cela serait vrai, si l’acceptation résultait toujours néces- sairement d’une volonté formellement exprimée; au contraire, elle est bien souvent tacite, et la confusion de fait, en précédant une manifestation de volonté de la part de l’héritier, ne fait que l’entrainer en rendant toute renonciation impossible, Or cette confusion peut se produire dès la mort du de cujus; dès lors le créancier qui a intérêt à l’éviter, doit pouvoir agir à partir de cet instant, qui devient aussi le point de départ de la prescription. Remarquez d’ailleurs qu’il ne pouvait entrer dans les vues des législateurs de subordonner ce point de départ à un événement qui n’est circonscrit dans aucun délai fixe et que plusieurs circonstances peuvent retarder, sans compter qu'il doit remonter par ses effets au jour de l’ouverture de la suc- cession °. | :

102. Quant aux immeubles, aucun délai n’est fixé par le Code ; le droit à la séparation n’est donc limité dans son exer- cice que par la force dés choses : l'aliénation des biens ou leur confusion. Sauf cette restriction, les créanciers conservent la faculté d’opposer la séparation aussi longtemps que leur créance elle-même n’est pas prescrite; car la séparation des patrimoines est un droit accessoire protecteur du droit princi- pal, de la créance dont il doit assurer le payement sur l'actif de la succession. : |

103. Les principes ci-dessus exposés sont en tout applicables au cas la séparation ne s’adresse plus qu’au prix des biens héréditaires aliénés par l'héritier; et nous ne pouvons sous- crire à l’opinion de M. Durantion *, qui, ne voyant dans le prix que sa nature physique et non sa qualité représentative (n° 69

1 Cass., 9 avril 1810 (S., Coll. nôuv., 8, I, 171}. 2 L. 1,6 13, D., De separ, 3 C. N., art. 777. * VII, 490, in fine. , XXL 3

84 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE.

et suiv.), el méconnaissant ainsi complétement les effets de la subrogation réelle, applique ici la prescription de trois ans tomme aux autres choses mobilières. Autant vaudrait diré, et s’armant du texte de l’article 2119, que l'hypothèque ne pourra . frapper le prix des immeublés par les Liers acquéreurs; ét éomme il s’agit, dans notre matière, d’un droit de préférence qui portée sur l’hérédité entière considérée comé univetsalité juridique, il y aura nécessairement lieu à l’application l4 maxime: in judiciis universalibus, pretium succedit loco re, etc. F. DOLLINGER.

{ La tuile d'une prochaine livraison.)

QUESTIONS DE DAOIT PUBLIO ÊT DE DROÏT CIVIL AU MOYEN AGE. LE SONCE DU VERGIÉR

RECHERCHES SUR L'AUTEUR BE CET OUYRAGE CÉLÈBRE, Par M. Léopold Marcel (de Louviers), notaire honoraire.

PREMIER ARTICLE,

L'ouvrage qui fait l’objet de cette étude, composé pàr ordre du roi de France Charles V, traite principalement des deux puissances ecclésiastique et séculière. Cet ouvrage, écrit presque en mème temps en latin et en français, est connu sous le double titre de Sounium Virinar et de Sonce pu Vercigr. ]l a produit dès son apparilion une vive lumière qui s’est répandue sur les âges suivants. Aussi voyons-nous cette composition cé- lébrée dans le XVIe siècle par Gui Coquille, Duverdier, notre

rand jurisconsulte Charles Dumoulin; dans le XVIF, par

tienne Pasquier, Jacques Leschassier, Jean Savaron, les frères de sainte Marthe, l'historien Mézeray et plusieurs autres défen- seurs des droits de la royauté. Le Songe du Vergier a trouvé dans le siècle dernicr de nouveaux apologistes : d’Aguesseau, l’abbé Lenglet, Dufresnoy, La Monnoye, l’académicien Claude Lancelot, les jurisconsultes Jean-Louis Brunét et Durand de

SONGE DU YERGIER. 33

Maillane, l'atadémicien Camus. Cette composition était à peu près oubliée des générations de nos jours, trop peu soucieuses péut: être d'u passé qu’elles craigrient pas de voir revivre, lorsque trois hommes éminents dans les sciences et les lettres, M. Dupin aîné, M. Paulin Paris et M. Édouard Laboulaye, tous trois aujourd’hui membres de l'Institut ont rappelé l'attention publique sur ee curiéhx document de nos libertés pallicänes. M. Dupin, dans ses [otices historiques et bibliographiques (p.34 et auiv.), à consacré un article spécial à « cet ouvrage profond qui 4 le mieux exposé et développé les principes de l4 ma- a tière. n M. Paris s’est livré à de profondés recherches, il & mis en œuvré tout ce qu’on lui sait d'érudition et de sägacité pour pénétrer et révéler le mystère qui cache le nom de l’au- teur « celte composition remarquable, de ce livre si bien « écrit, si fortèment raisonné et l’un dés plus spitituels..…. s (Mémoires de l'Acad. les inscript., t. XV, prem. part. et Manu: scrits francais de la bibliothèque du Roi, t. IV.) L'Académie des inscriptions a couronné un travail de M. Laboulaye qui pro- èlame èn tèrmes magnifiques le mérite de l'ouvrage. & Le Songe « du Vergier, dit M. Laboulaye (Recueil de législation, t. III, a série, p. 1.), dont peut-être plusieurs nos lecteurs « connaissent pas Même le nôm, fut jadis tènu en grande véné- a ration pat nos pères. C'était pour nos aîeux l'ouvrage qui « résumait le plus complétément les idées de l’époque sur cette « quéstion de l'indépendance des déux pouvoirs qui fut la grande a question du moyen âge. C'était l’arsenal nos ancêtres & puisaient à pleines mains pour défendre lés franchises dont & ils étaient si flers, ce livre d’or, comme ils le nommaient..…. eiraduit en latin, imité en anglais !..…, Ce succès dura quatre « cents ans... mais par un retour subit, à tant de célébrité a « succédé un oubli profond. Une fois la lutte terminée et l'in « dépendance mutuelle des ‘deux pouvoirs reconnue par lés « papes etles rois, il n’a plus été question de ces vieux instru- « ments de guerre qui pourtant méritaient bien un souvenir ne * « füt-ce que pour avoir décidé la paix... Ainsi les livres ont « letir destinée, le poëte peut espérer pouf sés chants un vasté

1 À Dialogue between a Knight and a Clerck concerning the power spirifual and lémporal. Quoiqué attribué à Ockami, ce livre n’est évidemment qu'une traduction des premiers chapitres du Songe du Vergier. (Note de M. La- boulaye.) ù

36 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE.

«avenir *, le politique et le jurisconsulte ne se permettent « point un aussi long espoir. Dès qu’ils ont fait triompher une « idée juste, cette idée, la gloire et le labeur de leur vie, devient « à l'instant même le patrimoine commun de tous, et l’inven- « teurest oublié. Les générations nouvelles, riches et heureuses « de ces découvertes de la science, se contentent d’honorer de « loin la mémoire de ces philosophes pratiques, sans étudier « dans les œuvres de ces grands hommes ce qu'il a fallu de ta- « lent et de courage pour fonder les libertés du genre humain. »

, Plus récemment M. Géruzez a rendu hommage au livre qui nous occupe : « Le Songe du Vergier » dit cet écri- vain, « demeure comme un monument de la pensée royale sur « la limite toujours litigieuse des deux pouvoirs. C'est une « œuvre de dialectique, d’érudition et de politique les ar- « guments sur lesquels se fondent les prétentions du saint- « siége à la souveraineté absolue sont discutés et réfutés. » (Histoire de la littér. franc., 1. I, p. 213 *.)

Il semble que, pour préparer le lecteur à comprendre toute _ la portée du livre dont j'ai à l’entretenir, je devrais exposer ici les entreprises de Ja papauté sur le pouvoir des princes sécu- liers. Les prétentions du saint-siége étaient telles que la royauté n’aurait peut-être pas pu se constituer sans la résis- tance tout à la fois ferme et révérencieuse de saint Louis, sans l’ardente opposition de son petit-fils Philippe le Bel *,

4 Le premier des astronomes modernes, le marquis de la Place, semble déplorer le sort qui attend la gloire de ses admirables découvertes : « Il n’en « est pas des sciences comme de la littérature. Celle-ci a ses limites qu’un « homme de génie peut atteindre, lorsqu'il emploie une langue perfectionnée. « On le lit avec le même intérêt dans tous les âges; et sa réputation, loin « de s’affaiblir par le temps, s’augmente par les vains efforts de ceux qui « cherchent à l’égaler. Les sciences, au contraire, sans bornes comme la « nature, s’accroissent à l’infini par les travaux des générations succes- « sives, etc. » (Précis de l'histoire de l'astronomie, Paris, veuve Courcier, 1821, in-8°, p. 122.) Le commun des hommes n’admet pas l’idée de M. de Laplace et de M. Laboulaye; il croit les poëtes, les orateurs, les peintres et les sculpteurs de nos jours bien supérieurs à ceux qui les ont précédés. Cette erreur doit-elle surprendre quand on a tant parlé de la perfectibilité bumaine ?

2 Je dois la connaissance de ce passage à M. Édouard Frère, membre de l’académie de Rouen, savant bibliographe.

* L'opposition de Philippe le Bel fut poussée jusqu’à l'outrage. Tout le

LE SONGE DU VERGIER. -. 31

sans Ja lulte incessante des rois leurs successeurs et des grands corps de l’État. On peut se rendre compte de l’énormité de ces prétentions en compulsant les recueils que nous possédons sur les libertés de l’Église gallicane. Mais si je voulais rap- : peler ces anciennes querelles, il faudrait en même temps pré- munir le lecteur contre des préoccupations puisées dans les idées qui ont prévalu depuis plus de trois siècles. Quand la papauté aspirait à la-suprématie, elle s’appuyait sur le senti- ment religieux qui était, à peu de chose près, le seul élément social. L'Église opposait les connaissances du clergé à l’igno- rance des chevaliers et des bourgeois; nourrie des maximes de l'Évangile, elle protégeait les faibles contre les forts; la man- suétude de sa juridiction contrastait avec les rigueurs de la justice royale. Il est aisé de s’expliquer comment, avec de tels avantages, l’une des deux puissances a pu concevoir la pensée d’absorber l’autre. Aujourd’hui que « la paix » est faite, le mieux n’est-il pas d'oublier les torts de la papauté pour ne se rappeler que les bienfaits qu’elle a répandus dans le monde? Les circonstances actuelles justifient la réserve que je m’impose. Quelque insignifiante que soit ma parole, je ne veux pas qu'on la suppose complice des passions hostiles au saint-siége. C’est au contraire de grand cœur que je m’abstiens de souvenirs irritants, quand je vois suspendue sur la tête vénérable de Pie IX l’urne transparente hérissée de fer, qui a la vertu de déposséder les États de leur nom et de les transmettre d’un souverain à un autre. Qu'il y ait des imperfections dans le gouvernement pontifical, qui pourrait le contester? Mais il faut que la question soit nettement posée. C’est la vieille unité de l’Église catholique qu’on veut sacrifier à la chimère de l’untta- risme italien. L’ambition du Piémont, escortée de la Révolu- tion, appuyée par la passion religieuse et l'intérêt politique de PAngleterre , parviendra-t-elle à briser la tiare, comme elle a brisé la couronne si noblement défendue à Gaëte? Mais le temps a sa puissance, et il est malaisé de croire que l’œuvre des siècles s’effacerait même devant les faits accomplis, cette appellation nouvelle de la fatalité païenne. J'ai foi à la parole

monde connait la réponse qu’il fit en 1303 au pape Boniface VIII : « Philippus Dei gratia Francorum rex Bonifacio se gerenti pro summo pontifice, salutem modicam sive nullam. Sciat tua maxima fatuitas in temporalibus nos alicui non subesse. »

56 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE.

éminente qui a prononcé cette sentence ; « Pour l'honneur et « la sûreté du monde chrétien, il faut que le gouvernement des « Étatsromains soit réformé sans quela papauté soit frappée. » (Guizot, Mémoires powr servir à l'histoire de mon temps, t. 1V, p. 208.)

Tout çe qui touche au Songe du Vergier est enveloppé d’ob- açurités. « On sait, » disent les auteurs des Marximes du droit public français (1, 1, p. 366, en note), « que l’édition latine de « ce livre est plus ample que l’édition française * ; les deux ou- «“ vrages sont différents pour le nombre et pour l’arrangement « des chapitres; dans le français le premier livra a cent « quatre-vingt-six chapitres , il y ep a cent quatre-vingt-neuf « dans le Jatin. Le second livre dans le frangais a deux cent « quatre-vingt-deux chapitres , et le dernier est employé à « établir ’immaculée Conception; dans le latin il y a trois cout « soixante-quatre chapitres, et le dernier roule sur une tout autre matière *. Qn trouve également à la fin de l’un et de « l’autre la dédicace à Charles V. Le latin est-il l’amplification « du français, le français est-il seulement l’abrégé du latin ? « C’est une question controversée entre les critiques. Lacroix « du Maine dans sa Bibliothèque; Lancelot, Mémoires de l’Aca- «a démie des belles-lettres, t. XIII, p. 659; de la Monnoye, dans «une lettre mise à la tête de l'édition française dans les « Preuves des libertés *, pensent que le livre a été composé en

1 Et eatte solution émane d’un homme attaché au culte oalviniste, qui professe comme une sorte de dogme la haine du pape! Pir probus et... Depuis que ces lignes sont écrites, M. Guizot a développé sa noble idée dahs livre de l’Église ét la soctété chrétienne. (Partis, Lévy, 1861, in-8°.)

2 lecteur poutrhit croire qu’il n’# à qu’uné édition latiné êt une édi- ion françdise Songe du Vergier; on verra plus loin que l’auvrage a été imprimé plusieurs fois dans l’une et l’autre langue.

8 L'ouvrage est en forme de dialogue. Les interlocuteurs sont un Clerc {Clericus) et un Chevalier (Miles). L'un est l’avocat de la Puissance spirti- tuelle, l’autre de 14 Puissance temporelle. Chaque question ou proposition soit du Glérce, soit du Chevalier, forme un chapitre; il en est de méme de chaque réponse ou réplique da l’un ou de l’autre; aussi y a-t-il des chapitres de deux lignes, tandis que d’autres remplissent plusieurs pages.

+ La lettre dont on entend parier iai est celle insérée par l'avocat Brunet sous le nom de /a Monnoye, dans sa Dissertation sur le Songe du Vergier (édition de 1731, publiée par Brunat, t. 11, Edit. de 1774, publiée par Durand de Maillane, t. 111).

LE SONGE PU VERSIER. . 49 « latin et ensuite traduit en français. » Aux anciennes autorités en faveur de Ja priorité du texte latin j'ajoute Étienne Pasquier, on lit dans les Recherches de la France, livre III, chapitre 16 : « Sous le règne de Charles cinquiesme dit le Sage, fut fait un livre en latin plein d’érudition et doctrine appelé le Songe du Verger, etc. »

M. Dupin dans ses Notices historiques, p. 34 et suiv., incline aussi pour la priorité de la composition latine. Gette opinion, qui n’est guère qu'énoncée dans les ouvrages qu’on vient de citer, est appuyée par M. Paulin Paris d'arguments qui ne pa- raissent pas susceptibles de réfutation. M. Paris fixe la date de la composition latine au 16 mai 1376, d'après l’explicit qu'on trouve à la fin des manuscrits latins, et dont je vais tout à l'heure donner la copie, (Cette date paraît incontestable, M. Paris manque d'éléments pour déterminer précisément l’époque à laquelle a été composé le texte français; mais en raison des faits récents qui y sont énoncés, et par des induc- tions bistoriques très-lucidement exposées, il croit pouvoir assurer que cet ouvrage fut écrit après le départ d'Avignon et avant la mort du pape Grégoire XF, c'est-à-dire entre le mois de septembre 1376 et le mois de mars 1378 (Mémaires, p, 353, et supré). M. Édouard Laboulaye (Rev, de législ,, p. 6, note) donne la priorité au texte français; mais celte opinion n'étant appuyée d’auçune considération propre à la justifier, qn doit s’arrêter à la solution si fortement motivée de M. Paulin Paris.

Je vais indiquer ici, d’après M. Pagis (Mémoires, p. 349 et 3h0, et Manuscrits franc, de la biblioth. du Raï, 1. IV, p. 299 et suiv.), le catalogue des manuscrits latins et français con- servés à la bibliothèque Impériale. On y trouve deux manus- crits du texte latin appartenant au fonds Colbert, n°” 3180c et 3459 4. Tous les deux de la fin du XV° siècle (l’un portant la date préçise de 1482) se terminent ainsi ; « Mic est finis quem ille imposuit qui est omn. principiü et finis. Anno Dom. McçcLXXPVT die XVI mai, qua etiam die illustrissimus princeps Rex Franciæ, duobus annis revolutis, inter agentes in rebus domus suæ el in consiliart me quamois indignu motu proprio duxit eligendum, Quia igitur omnipotens Deus me per- duzxit ad finem hujus operis peroplatum, infinitas benedictionis gralias reffero, sicut possum, cui cum Patre et Spiritu Sancio

40 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE.

est honor et gloria virlus et imperium ab eterno et nunc et per infinita seculorum secula. » Ne perdons pas de vue cet explicit, au moyen duquel il a été permis à M. Paris de résoudre une question qui avait été débatlue jusqu’à lui, parce que les pré- cédents critiques, au lieu d’avoir recours aux manuscrits, s’é- taient contentés de lire les éditions imprimées qui ne contien- . nent pas cette partie finale du Somnium firidarü. Nous retrouverons ailleurs ce précieux explicit, revêtu d’un caractère particulier qui nous aidera, j'espère, à jeter quelque lueur sur uue autre question, celle de savoir à qui appartient le Somnium.

« La bibliothèque du Roi » (aujourd’hui bibliothèque Impé- _riale) « possède six manuscrits du Songe du Vergier en fran- « çais : fonds de Notre-Dame, 117, in-folio de la fin du « XV‘ siècle; 2 fonds de Sorbonne, 333, ia-quarto de la « même époque ; supplément français, 129, in-folio avec « quelques notes marginales, même date ; supplément fran- « çais, 632°, in-quarto un peu plus ancien; fonds de Col- « bert, 7343 °, in-quarto de la même date que les premiers; « et enfin le 7058 le plus beau, le plus correct et le plus « ancien de tous. Un autre bel exemplaire se trouve encore « dans la précieuse collection de M. Barrois; il ne le cède en « valeur qu’au 7058 de la bibliothèque Royale. » (P. Paris, Mém., p. 350, note). Les manuscrits français ne reproduisent pas l’explicit des manuscrits latins, circonstance qui confirme- rait, si cela était nécessaire, la priorité du texte latin sur le texte français, °

Il existe deux éditions du Somnium Viridarii et trois édi- tions du Songe du Vergier.

Texte latin (Somnium Viridarii).

1re édition (1516, Galliot-Dupré). Aureus (de utraque po- testate) libellus (temporali scilicet et spirituali) ad hunc usque diem non visus Somnium Viridarii vulgariter nuncupatus : formam tenens dyalogi : ac tamdiu Carolo Quinto Francorum regi dum viverel dedicatus. In quo quidem libello miles et cle- ricus de utraque jurisdilione latissime disserentes tanquam ad- vocali introducuntur : el allernalim partes opponentis et respon- dentis assumentes jucundissime ac fructuosissime de ambarum

LE SONGE DU VERGIER. | Ai

jurisditionum disputant potestate rationes et motiva pro sua quisque parte : tam ex jure pontificio et civili quam etiam ex sacra pagina in medium deducentes : quibus confutare et extir- pare desiderant multiplices interprissas (ut si loquar) et abusus in ulraque jurisditione quolidie usantes. Cui reperlori annectit alphabeticum precipuas totius libri materias clarissime indicans.

Ensuite est la marque de Galliot du Pré.

Au bas : Venundantur parisius apud Galliotum du Pre supra pontem beale marie sub intersigno classis auree et in palatio in secundo pilari. |

Ce frontispice est imprimé rouge et noir. Au verso on lit le privilége suivant : Extraict des registres du parlement. Veue par la court la requeste a elle baïillee par Galliot du Pre, mar- chant libraire de Paris, par laquelle il requeroit defeuses estre faictes a lous autres de ne imprimer ou faire imprimer ne vendre de trois ans certain livre traictant de la jurisdition ecclésiastique et temporelle, appelé le Songe du Vergier par le dict Galliot, nouvellement faict imprimer en latin a grans fraiz : Veuz aussi plusieurs arrestz et ordonnances de la dicte court donnez en pareil cas et tout consideré la dicte court a ordonné et ordonne inhibitions et defenses estre faictes a tous libraires imprimeurs et autres quelconques que de deux ans prochainement venans ils ne impriment ou facent imprimer le livre dessusdict et ne en vendent aucun durant ledict temps sil nest imprimé ou faict imprimer par ledict Galliot sur peine de confiscation de livres et amende arbitraire. Fait en Parle- ment, le XXVII iour de may lan mil cinq cens XVI. Ainsi signé : À. Robert.

Suit la table contenant sept feuillets. I : Incipit liber ‘Somnii Viridarii, fractans de utraque jurisditione ecclesiastica videlicet et seculari. A la fiu : Ziber Somnium Viridarii cujus ulilitas fuscos celebratur ad Indos! hic finem capit optatum. Impressum aulem fuit opus hoc parisius opera et diligentia Jacobi Pouchin sumptibus vero et expensis Galioti du Pre bibliopole super pontem magnum virginis intacte sub intersigno classis auree commorantis. Venales habentur, etc. Cum

_privilegio.

1 Voici une réclame, comme nous dirions aujourd’hui, passablement em phatique; elle est néanmoins un témoignage de la renommée dont nuire ouvrage était en possession.

LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE.

Ce yolyme, très-petit in-folio imprimé en çaractère gothi- ques, contient, non compris le frontispice et la table, cent trante-deux feuillets chiffrés. Il n’y a pas de figures *.

éditian (publiée par Goldast, 1612). Le Somnium F1- ridarii a été réimiprimé dans le premier volume de la Monarchia sancli Romani Imperi de Goldast. Cette réimpression ne pré- sente aucune particularité remarquable. Elle est également sans figures.

Tous ceux qui ont écrit sur Ja matière qui nous occupe s’ac- cordent à dire que ces éditions latines sont très-fautives, Aussi M. Paulin Paris, laissant de côté les imprimés, a-t-il puisé ses citations du Somnium F'iridarii dans l’un des manuscrits indi-

qués plus haut,

Texte français (Songe du Fergier).

1" édition (Maillet, 1491). Au frontispice : le Songe du Pergier, un pou plus bas : le Songe du Vergier, qui parle de la disputacion du Clerc et du Chevalier. Au verso du fron- tispice, une planche représentant Charles V tenant son sceptre. Le roi est assis au milieu de deux femmes qui se tiennent de- bout, les mains jointes. Celle de droite a pour légende : c’est la puissance esprituelle, celle de gauche cette autre légende : c'est La puissance seculiere. En face de ce groupe est l’auteur endormi sous un arbre. Le roi et les deux femmes paraissent êlre gous un dais ou une tente, L'auteur repose ay milieu d’un

Camus (Lettres. el biblioth. choisie, édit., p. 383; édit., p. 460) parle d’une réimpression du Somnium Viridarit, qui aurait été insérée dans le dixième volume du Recueil des Traités de droit (Lyon, Renauld, 1544, 18 val in-f°), Voici en outre ce que dit Savaron (Erreurs et impostures de l'Egamen du TRAITÉ DE JEAN SAVARON, etc., Paris, 1616, in-8°, p. 64) : « Le « Songe du Verger (sic), imprimé à Paris, chez Galliot du Pré, l'an 1516, et « réimprimé aux Traités des docteurs du droit, avec priviléges du roy < Henry 11, de l'an 1548, et de rechef du roi Henry III. » Quelles sont les éditions dont Savaron et Camus ont voulu parler P J’ai interrogé plusieurs savants bibliographes qui n’ont pu m'éclairer à cet égard, ce qui m'ohlige à considérer comme la seconde édition la réimpression de Goldast.

M. Brunet (Manuel du libraire, article Songe du Vergier) et M. Paulin Paris (Mémoires, p. 347, en note) ne mentionnent que l'édition de 1516 et l’édition donnée par Goldast. Cependant les indications de Savaron et de Camus sont tellement précises qu'il y aurait lieu de faire à ce sujet de nou- velles recherches. |

LE SONGE DU VERGIER. 43

jardin. Au premier feuillet du texte : Cy commence le pre- mier livre inttule le Songe du Fergier du Clerc et du Che- palier, «= À la fin du premier livre : Cy fine le premier livre du Songe du Vergier. Au commencement du second livre est reproduite la planche ci-dessus décrite; —à la fin de ce second livre : Cy finist le second livre du Songs du Fergier, et ensuite : Cy sensuyt l’excusacion de l'acteur de ce present livre et comme il le presente au Roy. Ecce soporalus sum et exurexi. A la fin: Cy finist le Songe du FVergier qui parle de la dispu- tacion du Clerc et du Chevalier. Imprime par Jacques Maillet Pan mil cecc. quatre vintz et onze, le vintiesme iour de mars.

Jn-f° gotb., 2 col., 127 feuillets, y compris les deux planches. Sans chiffres, réclames ni signatures.

édition (S. D, Petli). Au frontispica : le Songe du Vergier, lequel parle de ba disputacion du Clerc et du Cheva- lier. Plus bas, la marque de Jehan Petit, Au verso, la même planche que dans l'édition de 1491, La planche est reproduite au commencement du second livre.— Au verso du 139° feuillet, pae planche qui représente l’auteur offrant son livre au roi. À la fin du texta du second livre : 4 Jonneur ef à la louenge de nostre Seigneur Jesucrist et de sa tresdigne mere et de toute la cour celestielle de paradis a este fait cestuy livre appelle le Songe du Vergier, qui parle de la disputacion du Clerc et du Chevalier, et imprime a Paris par le Petit Laurens pour vene- rable homme Jehan Petit, libraire, demourant a Paris en la rue Saint-Jacques, a l'enseigne du Lyon dargent. Ensuite une planche sur feuille séparée, qui paraît représenter un homme assis et lisant.

Petit in-f° goth,, 2 col., 144 feuillets non chiffrés, y compris le frontispice et la dernière planche, Signature de A. à Y., plus deux cahiers signés de caractères que je ne saurais désigner. Cette édition S. D. a été publiée vers 1500 :.

t 1ly 4 des exemplaires de cetté même édition dont la suscription porte, au lieu du nom et de l'adresse de Jehan Petit, Jehan Alisot, libraire, de- mourant à Angier. (Brunet, Man. du libr., article Songe du Vergter.) :

L'avocat Brunet, dans sa Dissertation (Durand de Maillane, p. 508) cite, d’après du Verdier, une édition de J. Petit avec la date de 1608. Il y a évi- Üemment une erreur d'impression, et il faut lire 1503. Et encore cette date est-elle douteusé, cat l'édition n'étant pas datée, on ne voit pas comment da Verdier a pu indiquer le millésime d’une raanière aussi re Voir le Manuel du libraire, urtiole Songe du Vergier.

*

LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE.

édition (publiée par Brunet, 1731).— Le texte de l’édition de 1491 a été réimprimée dans le tome II des Traités de droit et libertés de l’Église gallicane, publiés en 1731, in-f° (par Jean Louis - Brunet, avocat). Au commencement est une planche copiée sur celle de l’édition de 1491. Le titre : le Songe du Vergier, qui parle, etc. , l'indication finale : cy finist,etc…., imprimé par Jacques Maillet, etc..., sont conformes à cette même édition.

Cette réimpression contient cent cinquante-trois pages, y compris le titre et la planche. Le texte commence à la page 3.

On voit, par la nomenclature qui précède, que les deux édi- tions anciennes du texte français ont précédé la première édi- tion du texte latin. Ceci peut s'expliquer facilement en ce qu’a la flan du XV° siècle, c’est-à-dire plus de cent aus après la _ composition de l’ouvrage, on ne s’occupait plus guère que du texte français qui, bien que moins étendu, est en réalité plus riche de faits et d’idées. Il est assez probable que les éditions du‘texte latin n’ont été publiées que pour répandre l’ouvrage dans les pays étrangers, il jouissait d’une grande considé- ration, cujus utilitas fuscos celebratur ad Indos. Quoi qu’il eu soit, cette antériorité des éditions françaises a pu induire en erreur le petit nombre de critiques qui, faute d’un examen approfondi, ont accordé à la composition française la priorité sur la composition latine.

Quelques lecteurs pourront me reprocher l’étendue de ces détails; mais dans ces sortes de recherches, l'exactitude des dates et la précision des circonstances, en apparence les moins importantes, peuvent aider à la découverte de la vérité. Je suis convaincu que, si jamais ces études sont reprises pour con- firmer ou pour combattre mon opinion sur lautribution du Songe du Vergier, les hommes qui entreprendront cette tâche me sauront quelque gré de leur avoir épargné beaucoup de difficultés matérielles. Je prie donc les lecteurs que ces des- criptions minutieuses auraiert fatigués de me les pardonner en faveur de leur utilité pratique.

Durand de Maillane (Libert. de l'Eglise gall., INT, 525 à 616) a analysé le Songe du Vergier chapitre par chapitre. La forme à laquelle 1l s’est assujetti a l'inconvénient de reproduire ies trop nombreuses redites de l’auteur, et le travail est souvent

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fastidieux à force d’exactitude. Il m’a paru que quelques cha- _ pitres comportent plus de développement que ne leur en donne Durand de Maillane, tandis qu'on peut rendre en quelques lignes certaines idées souvent noyées par l’un et l’autre des antagonistes, dans un déluge de propositions, d’objections et d’argumentations. C’est dans cet esprit que, sans dédaigner la fidèle et claire analyse de Durand de Maillane dont je me suis quelquefois aidé, je vais essayer de faire connaître, aussi exac- tement qu’il me sera possible, ouvrage qui nous occupe. J’au- rais pu copier l’élégant extrait de M. Édouard Laboulaye (Rev. de législ., p. 10); mais M. Laboulaye n’a pas dit dans son ana- lyse tout ce que j’ai à dire dans la mienne, en vue de la Disser- tation qui est le sujet principal de cette étude. Et puis, quel auteur peut renoncer à l'attrait de faire lui-même son livre?

ANALYSE DU SONGE DU VERGIER,

« Cy commence le premier livre intitulé le Songe du Fer- gier, du Clerc et du Chevalier :.

a Audite somnium quod vidi. Ces parolles sont escriptes Genesis XXXVII capitulo. Jaçoit ce qu’il soit dit en la saincte escripture que oul ne doit croire ès songes ne tenir que les choses songées viennent après de necessité comme il est escript Levitici XIX capitulo. Et est aussi reprouvé celluy qui faint les songes Deuter. XXX et XXXIV capitulo. Est dit que les songes ont fait plusieurs errer et foloyer (agir follement). Toutesfoys, je ne croy pas que généralement en toutes manières les songes soyentne doyvent estre reprouvez. Car le philosophe dit que enquist des natures de toutes choses plus subtillement

. 4 Ce texte est celui de l'édition de 1731, publié par Jean-Louis ‘Brunet, sur la première édition française de 1491. Il est facile de voir que dans cette édition de 1491 le français de 1376 a été rajeuni. II s’est aussi opéré une transformation dans l'orthographe. J'ajoute que l'orthographe adoptée par l'éditeur de 1491 a subi en 1731 une nouvelle altération par l’impéritie de l’imprimeur. Toutefois je copie servilement le texte et l’orthographe de l'édition de 1731, en m'étayant de l'exemple de MM. Paulin Paris et Édouard Laboulaye.

Dans les extraits du Songe du Vergier, insérés dans l'édition des Libertés de 1771, publiée par Durand de Maillane, l’imprimeur s’est entièrement

conformé à l'orthographe de l'édition de 1731. Les fantes les plus grossières ont été copiées.

LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE.

et plus profondement ne reprouva pas tous songes; et le roy Nabugodenosor en songeant vit choses, lesquelles furènt après véritables. Comme il appert Danielis i j capitulo. Et ainsi comme dit Macrobes sur le songe de Scipion. Maintes fois, il avient que nos patolles et nos pensées si engendrent en sbn- géant choses telles que nous lés avons dities ou pensées en veillant, Et ad ce assez s'accorde Claudien. Communement les choses que nous avons de jour pensées en veillant, nous ap- parent de nuit en songeant.

« Tréssouverain et tres redoubté prince, ouyés doricques par maniere de retreacion êt desbatement, mon songe et la vi: sion laquelle m'est apparüe en mon dormant tout esveillé; ‘maintesfois me suis tout esmervetllé corninent C'est he par quelle aventure que si griefve et si dore division soit entré les ministres de sainte Eglise et ceülx de la court seculliere ; car mise arriere toute bonne fraternité et toute charité chascun se peine et efforce contre Dieu et contre verité de passer les termies et les mètes (du latin msta, bornes) de sa juridicion ; lesquelles Dieu par sa bonne deliberacion à ordonnées et estue blies. Ainsi font contre la Sainte Escripture qui dit que hul ne doit passer les metes lesquelles ont esté mises par les anciens pores. Et devroit avoir (y avoir) telle fraternité et telle charité entre les ministres de sainte Eglise et ceulx de la court secu- liere qu’ils fussent comme ung corps et urte ame. Quelle mer- veille : deux choses sont par lesquelles te monde 6st gouverné, pér le prestre et par le roy4 et doivent estré d’ung accord en< semble. Le prestre prie Dieu pour le peuple; le roy si com- mande au peuple, Au prestre appartient ouyr les confessions. Aa roy des péchés les punicions. Le prestre lie et absout les ames. Le roy pour peché tue hommes et femmes. Et en ce fai- sant chascun d'eux accomplist la loy divine et de Dieu com- mendement, Car comme il est escript Dieu a donné le ciel des cleulx, c’est à dire les choses espirituellés aux ministres de Dieu ; et a laissé la terre aux seigneurs seculiers, et appartient aux filz des hommes porter armes et sagectes (du latin sacrrrx, flèches) et les fz de Dieu c’est ässavoir les ministres de l'Eglise doivent offrir sacrifices et pour le peuplé de Dieu prier devotement. Et mon tres redoubté seigneur, en la presence de votre majesté cette doubte « esté aultresfois dispntée par ma- niere d’esbattement et de collacion, C’est assavoir si la puis-

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sance espirituelle et la puissancé seculiere sont divisées et toutes separées en divers supposiz, ou si les deux puissances sont sans estre devisées ne auculnement separées, èt én ung mesmé suppoët en la persotinä du saint pere de Rommé et ainsi comme si je fusse la présent èt eusse ouy tres fôrtes raia sons tant pour l’une pattié que pour l’aultre, je commence a ÿ penser, et plus fort à ÿmhginer que oncques mais m'avoye fuit.

Et en tant que de fait nüÿt ensuivant en somimeillant me avint téllé avanture.

« Car il me fust avis que veis une mérveilieuse advtsion en ung vergier qui éstoit tres deléctablé et trés bel plein de roses et de fleurs et plusieurs aultres delil£ [délices), car la vous veis en votre majesté royalle assis ; et lors regarday que an costé de vostre majesté aviés deux roynes tres noblés et tres dignes, l’une à dextre et l’aultre à senestre ; et én dormant commençay fort À songer qu’elles roynes ce pouvoient éstre : et vers ln royhe qui éstoit à déxtre tournay mes yeulx, laquélle avoit ut tres hohneste et religieux habit, et sur su tesle estoit estript : C’esr LA PUÜISSANCÉ ÉSPTRITUELLE.

« Puis regarday celle qui estoit à sétiestro qui avoit tres noble devise häbit, mais seculier estoit, Et sur sa teste avoit {il y avait) escript: est La ptisbanté sécutrére. Êt me sem- bloyent toutes deux de maniere assez piteuse : car en gemissant éten plourañt Yers vous s’intlinoyenttres humblement en disant:

« À toy Roy Frante nous fuyons et recourons comme au plus tres chréstien et tres souverain prince dés chréstiens, qui aimé Dieu et sainte Eglise, qui és vraye lumiere de paix et de justice. Et ce devise et signifie le nom'que tu portes : car entre les Roys de France qui eurent nom Charles tu es le V, én latin Carolüs interprelatur quasi clara lu. Charles est interpreté cleré lumiere...

« Derechiel doncques tres devot Prince, nôa$ te prions nous qui sothmes deux sœurs, ét filles de tres haut et souverain Roÿ, qui la parfonde sciente et la parfaicte prudence et la noble eloquenceé que tu as en toy, tu veuillez mettre et employer, tant pour l'honneur de nostre foy que pour la singulière devocion que tu as à saincte Eglise et pour tout te bien commun, sffin que noz ditz officiers soyent tous à ing en pait et tran- quillité. »

Les deux Roynes continuent d’exalter Îles vertus royales de

AS LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN ACE.

Charles V, puis elles reprennent : « Et pour tant ainsi comme un oignement souef (onguent doux, suavis) et flairant en ton nom espaudu par deça et par dela la mer toutes terres et toutes eglises des saintz si racontent tes dons et ausmones et ta gloire. Tu es Roy de grant victoire, tu es Roy paisible, car sur tous les desirs de ce monde tu aimes, tu procures, tu quiers la paix, et la tranquillité de ton peuple ; tout ce que tu penses, tout ce que tu fais, tout ce que tu parles est pour la paix de ton peuple, les labeurs et les angoisses que tu portes jour et nuit et souffres, les conseils que tu assembles, les alliances que tu affermes, les amitiez que tu acquiers, ce que tu humilies les orgueilleux, que tu fais paour aux princes et menace tes ennemis. Et aussi il ne fait mie a oblier comment le Roy Pierre d’Espai- gne (Pierre le Cruel) qui estoit grand persecuteur de sainte Eglise et de ses ministres et faisoit plusieurs autres inhumanitez a esté soubdainement par ton aide et par ta puissance de sa vie et de son royaulme privé, et est le royaulme à son frère Henry trans- laté, qui a esté un fait moult merveilleux, consideré le grand pouvoir et puissance qu’il avoit en Espaigne. Et que dirons nous de Bretaigne, lequel pais tu as conquesté vaillamment, et si tu as eu les cueurs de tous ceulx du pais, et as mis hors Messire Jehan de Montfort, pour ce qu’il donnoit contre toy aide, conseil et confort à ton ennemy Edouard d’Angleterre contre la foy et le serment qu’il avoit à toy. Tu as recouvré et conqueslé comme toute Guienne et plusieurs lieux en Picardie et en Normendie, qui n’a pas esté sans grand miracle. . . .. « Tres souverain et tres redoubté Prince, puis doncques que Dieu et nature te ont donné tant de grace, de puissance et de vertu, veuilles oyr et exaulcer noz prieres et fay paix et accord entre noz ministres et noz officiers : et certes nous avons plus grande fiance en ta discrecion en ton sens et bonne prudence que en nul aultre soit clerc ou lay (laïque) de tes conseillers : car nous Sçavons assez que plusieurs sont nourris en l'Eglise ou des biens de l’Eglise ; et néantmoins ils n’aiment pas l'Eglise de laquelle ils ont eu plusieurs biens, en attendant a avoir de plus grans, desquelz vouldroyent que la jurisdicion de sainte Eglise fut ouverte et estainte per durablement, . .......

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L'auteur prend êa parole en son nom : « Mon ,tres redoubté seigneur, puis que ces deux Roynes se furent ainsi enclinées et les eustes tres doulcement et tres benignement escoutées de trestie (n’est-ce pas tres lie, signifiant trés-joyeux?) chiere vous les receustes et humblement toutes deux les baisastes en disant les paroles d’Alain en son anticlaudian : « Tres nobles et tres puissantes Dames et Roynes, en vos faces resplendist l’imaige de la Trinité et se doit esmerveiller toute face d’umanité de la grant beaulté, du sens et de l’ordonnance et prudence qui est en vous... de voz pleurs et de vos larmes, j'ay douleur et grant ue. Mais mon (n’est-ce pas comme ?) vicaire de Dieu en la temporalité je ne puis estre juge de voz ministres par raison, car mon jugement ne procederoit pas sans supe- çon. . .......... . Tres nobles Dames queres doncques advocatz par lesquelz vous monstrerés d’un cousié et d’aultre les griefz et les tors faitz qui se font et ont esté faitz par les officiers de la court seculiere contre la jurisdicion espirituelle et semblablement les griefz que les officiers de saincte Eglise ont faitz au prejudice et jurisdicion seculiere, affin que par voye amiable je puisse voz officiers si c’est chose possible a voye de verité, de paix et de bon accord ramener, car vostre juge ne puis je pas estre, car conime le prestre ne puisse pas éstre juge en Ja temporalité, aussi ne peut le Roy de lespiritualité. »

__ « Adoncques la Royne qui est appelée la Puissance espiri-

rituelle print et esleut un Clerc pour advocat, qui estoit homme de belle eloquence et de parfonde science. Et la Royne qui estoit appelée la Puissance seculiere esleut un advocat qui en plusieurs et merveilleuses sciences estoit merveilleusement doué et adorné.

« Et lesditz advocatz ainsi racontent les griefz que les offi- ciers de l’une partie a fait à l’aultre. Et le Clerc commence le premier et propose ses griefz et ses injures, ct allegue plusieurs raisons naturelles et canoniques et civiles. Et le Chevalier à chascune raison par maniere de dialogue tres subtilement lui respond par semblable voie... Lesquelles raisons tant d’une part comme d'autre je raconteray ainsi que la petitesse de mon entendement et ma memoyre en sommeillant l’a peu concevoir et comprendre, et est mon intencion, au nom de la benoiste Trinité, de procéder en ce present songe sans aucune chose affiner ou absentir ne pour l’une partie ne pour l’aultre, mais

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tant seulement comme homme esveillé de soh songe, la raison qui m'est apparüe en sommeillant, à vostre royalle majesté raconteray. Et pour ce que ce songe est de tres haulte et par- fonde matiere, je proteste que en tout ce que par maniere de songe je raconterai, ie croy et tiens ce que saincte-Eglise tient, croit, ordonne ct establit. » |

L'auteur dit qu’il écrira son livre simplement: il parle de son insuffisance et célèbre le « hault entendement » du Rois il termine son prologue en ces termes : « Puis doncques, tres souverain seigneur que j'ay en vous parfaicte flance qui suis homme de tendre (faible) estude et de rude (du latin rudis, simple, non poli) entendement, veuillez moy en pitié soustenir tremblant et corriger pechant, reconforter et aÿder vostre es- cripvain, car ce petit tractié lequel sera le Songe du Vergier appelé, povez corriger, supplier et adrecier (suppléer et redres- ser). Ainsi et par telle manicre que en corrigeant et suppliant plus grant louenge et plus grant gloire vous soit deue et donnée que a moy qui ne suis que votre humble escripvain, laquelle gloire en ce siecle et celle qui ja ne fauldra (faillira) vous doint le Pere, le fils et le Saint-Esperit. Amen. »

Commence le Dialogue ; je passe les deux premiers chapitres da premier livre, et j'en laisserai beaucoup d’autres à lPécart, ainsi que je l'ai fait pressentir plus haut. |

Chap. 3. Le Clerc dit que les Chevaliers sont dégénérés, qu'ils pillent l’Église et les pauvres gens, au lieu qu’autrefois ils « se appeloyent fils de saincte Eglise et portoyent l’espée pour la foy et saincte Eglise deffendre et exaulcer, et pour les povres, les vefves, les pupilles et tout le pays garder et deffendre de toute oppression.....Les Chevaliers de nostre temps font en leurs salles peindre batailles à pié et à cheval, afin que par manière de vision ils preignent aucune delectacion en batailles ymagi- natives, lesquelles ils n’oseroyent veoir ne regarder en un ost ne de fait si trouver en propre personne ‘.…. Aujourd’huy quant nos Chevaliers retournent de la bataille par la grace de

1 Ce sarcasme contre les Chevaliers paraît emprunté à Pierre de Blois, qui vivait dans le XI]° siècle : « Bella tamen et conflictus equestres depingi fa- ciunt in sellis et clypeis, ut se quadanr imaginaria visione delectent in pugnis quas actualiter viderc et ingredi non audent. » (Z{ém. sur l'ancienne chevalerie, par Lacurne de Sainte-Palaye, t.11, p. 46; Paris, 1759-81, in-12.)

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Dieu, ils retournent sans avoir aulcune playe ne blessure, et leurs armes saines et entieres, et adoncques apres leur retour ils entrent en une aultre bataille en laquelle ils se monstrent et se portent plus vaillamment qu’ils ne faisoyent en l’aultre, car vous les verrez la boire d’autant et verrez briser a pots _tombez, haut parler et mal dire des ministres de Dieu et de nostre mere sainçte Eglise. ….

Chap. 4. Le Chevalier sl au Clerc en accusant les clercs d’orgueil et d’avidité ; il fait un tableau curieux de la vie malle et somptueuse des gens d'Église.

Chap. 25. Er réponse au Chevalier qui a fait valoir la pro- tection que le roi accorde à l’Église, le Clerc dit : « Las chetif quelle deffense veez cy un grant salut et tres bel vous me tollez la char et la pel (vous m’enlevez la chair CL la peau) et voulez ce salut appeler deffense, »

Chap. 26. Le Chevalier insiste sur l’obligation sont les gens d’Église d'aider le roi, qui les défend, à supporter les charges de l’État. « Aultrement si vous dites que les Roys et les princes a leurs coustz et despens sont tenuz de vous deffendre contre vos ennemys de toutes oppressions, et leurs corps à mort dis- poser affin que vous soyez garantiz et saulvés, et vous sous l'ombre vous reposerez paisiblement et delicieusement mange- rés ces gras morceaulx, et si n’oublirez pas a verser a ses hanaps (coupes) riches et beaulx de ces bons vins délicieux qui ne sont pas de Vitry ni de Bayneux, mais seront d’aultre con- trée vertz et vineux, et gardans que le vin passe la verdure, tant que l’hyÿver dure emplirez vostre saip, soit de Beaulne ou de Saint-Porsain*. Et pour ce que vous estes gens d’eglise vous

1 Dans ce passage, l'intention de rimer paraît manifeste, bien que ja forme du vers n’ait pas été employée, du moins dans les éditions que j'ai vues,

Et vous sous l’ombre vous reposeres Paisiblement et délicieusement mangerez Les gras morceaulx Et si n’oublirez pas a verser A ses hanaps riches et beaulx

à De ces bons vins délicieux Qui ne seront pas de Vitry ni de Bayneux Mais seront d’aultre contrée vertz et vineux Et gardens que le vin passe la verdure, Tant ques l’hyver dure Emplirez votre sain Soit de Beaulne ou de Saint-Porsain.

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bevrez religieusement piteusement et nettement. Piteusement tant que la larme vienne a l’œil. Nettement, car vous n’y lais- serez riens. Religieusement, a deux mains. Et ja vous chanterés ballades, motetz, virelaiz, rondeaulx, et aurez menestriers qui joueront de divers instrumens, et puis entrerez en vos chambres souefment (doucement)et mollement sans soucy etsans noyse. » Cette tirade rabelaisienne est suivie de citations prises dans l'Écriture sainte et dans le Code de Justinien. Le Chevalier con- clut en disant que «les Clercz ne doivent pas murmurer contre le Roy ni le reprendre, se en cas de necessité il prent de leurs biens pour le peuple garder et deffendre.…. .” »

Chap. 27. « Saincte Marie, » s’écrie le Clerc, « vous me dittes . merveilles se vous povés, les biens qui ont esté une fois don- nés à l’Eglise a vous revocquer et appliquer... »

Chap. 28 et suivants. Le Chevalier répond que ce qui a été donné à l'Église doit être employé en « saintz usaiges » et il ne connaît rien de plus suint que le salut du peuple. La discussion continue sur cette question jusques et y compris le chap. 34.

Chap. 35. « Le Clerc monstre que au moins le Roy ne peut les privileges de l’empereur revocquer et prouve comment l'empereur est seigneur de tout le monde‘, »

Chap. 36. Le Chevalier prôuve par l’Ancien et le Nouveau Testament, par Le Digeste et le Code, et mieux encore par des motifs puisés dans le sens commun, que le roi de France n’est nullement dépendant de l’empereur d'Allemagne. Son argu- mentation est solidement établie, Les bonnes raisons qu’il allègue pouvaient le dispenser d’inyoquer à l’appui de sa thèse le « roi des mouches à miel » et « le roi des grues. »

Chap. 37 et suiv. Arguments d’école pour prouver que le pape doit ou ne doit pas avoir la suprématie temporelle ?.

4 Tous les chapitres du Songe du Vergier sont précédés d’un sommaire. J'ai copié ici le sommaire du chapitre 35. J'aurai rarement recours à cette analyse toute faite.

3 « Le sophisme des théocrates consiste à identifier à l’âme le pouvoir spirituel et au corps 1e pouvoir temporel. Dans ces termes le temporel n’a qu’à s’incliner ; mais pour que ces termes fussent acceptables, il faudrait d’une part que le spirituel n’eüt point de corps, et de l’autre que le temporel p’eût point d'âme. Mais si tous les deux ont en fait corps et âme, la ques- tion se complique, puisque le spirituel peut avec son corps être induit au mal et à l’erreur et le temporel être conduit par son âme au bien et à la vé- rité. » (Géruzez, Hist. de la litiér. franç., t. 1, p. 215.)

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Chap. 70. Après beaucoup d’inuiilités, de part et d'autre, le Chevalier présente un argument qui est assez concluant : « Dieu vous doint bon jour, » dit-il au Clerc, « dites moy qui ont fait les decrets que vous alleguez : certes les evesques de Romme. Comment n’avez vous honte de les amener et de les alleguer pour ceulx qui les ont fais? »

Chap. 71 et suiv. Nombreux arguments invoqués par le Clerc en faveur du pouvoir temporel du pape, fondés sur le sacre des rois. Dans le chap. 76 « le chevalier monstre que l’onction du Roy est de voulenté nompas de necessité.... Il semble que le Roy ne prengne aucune grace du Saint Esperit parce qu’il est oint, consacré et couronné. Et povons ainsi ar- guer : par les sacrements seulement qui sontestablis et instituez de l’ordonnance de Dieu, aucun si reçoit la grace du don du Saint Esperit et nompas par les sacremens qui‘sont establis pour l’ordonnance humaine. Or il est certain que l’onction, la cousecration et le couronnement des roys ne sont pas introduitz de l’ordonnance de Dieu, mais sont establis par l’ordonnance humaine; car elles ne sont pas ordonnées en vieil testament, car s’ilz estoient, l'Eglise judayseroit en les gardans. Et aussi ne sont elles pas ordonnées an nouvel Testament, doncques par elles les roys n’ont aucune grace du Saint! Esperit.…. » La discussion qui semblait close est continuée dans les chapitres suivants. |

Chap. 88. Ce chapitre se termine par un éloge du roi l’on retrouve les formes déjà employées dans le prologue : « De rechief le nom du Roy de France, sur tous roys et empereurs est exaulsé, et toute terre par deça et par de la la mer si s’esmerveille de la noblesse, de la magnifiance et de la grandeur du Roy de France. Concluons donc que jaçoit ce qu’il soit em- pereur en son royaulme, et qu'il se puisse empereur appeller toutesfois il ne se peut plus dignement appeller que Roy de France. »

Chap. 89 et suiv. Longue discussion sur la prééminence des

1 Saint est ici écrit comme nous l’écririons aujourd’hui; plus haut, il y a sainct qui est l'orthographe de l’époque. Cette observations’applique à un graod nombre d’autres mots mal orthographiés ou orthographiés d’une manière si différente. Mais je n'aurais jamais terminé cet opuscule, si je n’eusse pris le parti de suivre mon édition même dans ses fautes les plus apparentes. :

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deux pouvoirs. Le Chevalier donne d’assez bonnes raisons pour la distinction.à établir entre eux. Le Clerc invoque un argument curieux en disant au chapitre 99 : « Il est escripten Genesis que Dieu a fait au firinament du ciel deux grands lu- minairés, c’est assavoir le soleil par lequel est figurée la puis- sance du pape, et la lune par laquelle est figurée la puissance royalle. Or est vray que la lune n’a point de lumiere de soy au firmament du ciel, fors tant seulement la lumiere qu’elle prent puissance él vertu du soleil; doncques la puissance royalle n’a nulle jürisdiction fors celle seulenrent qu’elle prent du Saint Père. Et est escript ceste raison extra de majorilate ei obedientia ex solile. »

Chap. 100. Le Chevalier répond : « dy doncques que cette auctorité des deux luminaires qui est mise en la decretale solite n’est pas exposée en touchant le sens lilieral, mais seule- téht le sens misticque et allegoricque, et pourtant l'en ne doit t'aire aulcun argument... »

Après avoir reconnü que la dignité du pape est plus noble que dignité royale, Île Chevalier invoque un argument de fait én faveur de la division des pouvoirs : « Et quant est du sécond ou la seconde exposicion veut tendre, c’est assavoir que dignité royalle ést dérivée et descendue de l’autorité du Saint Pere, cerles ce n’ést pas verité, car ce qui est premiere- ment fait et creé ne peul pas estre descendu ou derivé de ce qui est secondement fait et creé. Or est bien vray que a puis- sance du Roy fut premièrement trouvée que la puissance du Säint Pere, comme il est tout cler par les histoires qui font mencioa des rays et des saints peres de Romme. »

Chap. 121 et 122. « Le Clerc dit que le pape n’est subject à aücuñe loy (seculière) et pour ce il conclud qu’il est seigneur en la temporalité, » à quoi « le Chevalier respond que le pape est ténü ét obligé a garder et tenir les loys naturelles; jaçoit ce qu’il ne soit pas tenu simplement a garder les loys positives,

Chap. 126. C’est le Chevalier qui parle : « ..... Le pape on être jugé par homme humain quant son crime à notoire et tel que toute l'Eglise est esclandrée pour luy, et s’il ne se veult corriger... »

Chap.1197 et 198. « Le Clerc dit que le pape peut depposer tous les roys et princes seculiers..……, » Le Chevalier répond amplement au Clerc. Les deux antagonistes s'appuient sur la

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Bible, le Digeste, les Décrétales, Aristote. La meilleure des rai- sons invoquées par le Chevalier est celle que tout le monde connaît : Reddite que sunt Cesaris Cesari,et quesunt Dei Deo.

Chap. 131 et 132. « Certes, sire Chevalier, » dit le Clerc, «bien est vray que ung roy doit principalement justice garder et exercer; mais considerous si les roys et aultres seigneurs terriens nostrë lemps sont telz et s’ils doivent estre reputez vrays seigneurs naturels. Certes je dy que non car ils sont vraÿs {yrans..... »

« Le Chevalier respond que ce n’est spas sa pensée du fait de tyrannie tous seigneurs seculiers excuser quant à présent, mais le roy de France seulement, et touche aucuns faits du roy de France qui sont contraires a faits de tyrannie, et entre les autres comment il ayme science en laquelle il fait introduire et enseigner son aisné filz, affin qu'il ne gouverne pes son peuple par tyrannie. »

Chap. 133, « Sire Chevalier, je me veuil en auculnes choses avecque vous accorder, c’est assavoir que es roys et leurs en- fants doivent estre lettrez et amer les escriptures. Mais... Des- quelles choses nous povons conclure que ce n'’esi pas chose expedient ne profitable que les enfants des roys soient infor. mez en plusieurs livres, ne que les roys ayent plusieurs volumes de livres 1. » |

Chap; 134. Le Chevalier répond : « ..…,. Il appert donc clerement que ce n’est pas chose detestable; mais est pro- fitable mesmement à ung roy avoir plusieurs livres vieulx et nouveauix..…. et cst beau tresor à ung roy avoir plusieurs livres et grant mullitude. Et si vous oltroye que nul, soit roy ou aultre, ne doit tous ses livres estudier esvalement, mais doit avoir les ungz plus especiaulx que Îles aultres : car qui veult tous savoir n’en seait nul; et ainsi doivent estre les au- toritez qui ont esté par vous alléguées entendues. »

Chäp. 135 et 136. Dans ce chapitre est discutés la question des imposilions.

Chap. 137 et 138. Daus le chäpitre 138 le Chevalier répond à ce qu’a dit le Clerc daus le chapitre précédent au snjet des Îlatteurs, puis il expose en soixante énouciations les vertus,

1 On sait qüe Cliarles Ÿ äimait les lettrés et lés protégeait. La Bibliothèque

(Impériale) lui doit son origine; il était parvenu, à force de soins, à ras- sembler neuf cents volumes.

SG LD DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE.

les vices, les qualités les passions, les caprices, les erreurs de l'humanité. On peut appliquer à ce chapitre les vers du sati- rique romain :

Quidquid agunt homines, votum, timor, ira, voluptas, Gaudia, discursus, nostri est farrago libelli. (Juven., sat. I.)

Chap. 141 et 142. Le Clerc veut que si les femmes ne peu- vent succéder au trône, leurs enfants mâles plus proches en degré y soient appelés. 11 va jusqu’à dire que la cou- ronne de France appartenait aux rois d'Angleterre et de Navarre.

Le Chevalier n’a pas de peine à combattre cette proposition. Les droits des mâles aux royaumes et aux fiefs y sont prolixe- ment établis.

Chap. 143-144 ef suivants. « Le Clerc monstre que le roy de France sans cause et par tirannie detient la duché de bretaigne en sa main, et prouve que au duc (Jean de Montfort) doit estre restituée ; secondement il prouve par plusieurs raisons qu’il soit vray duc et seigneur naturel de bretaigne ; tiercement que posé que a luy ne doye estre restituée ne qu’il ne soyt duc de bre- taigne, au moins Madame de Pontieure est duchesse et doitestre restituée. »

« Le Chevalier respond que le dit messire Jehan de Montfort a esté mis hors de la duché de Bretaigne à juste cause et rai- sonnable..…. et confesse assez que le dit messire Jehan avant qu’il commist felonie et trahison contre le roy de France son souverain et naturel seigneur, estoit vray et naturel duc de Bretaigne..…. et respond aux raisons faictes pour Madame de Pontieure. »

Chap. 148. Le Chevalier soutient que nul ne peut usurper les armes d’autrui. « Et aussi veulent aulcuns’ dire que les bastars ne peuvent pas porter les armes de la lignée ZLege pro numerato ff, De verborum significationibus ; Jaçoit ce que en aulcun pays les bastars portent les armes du lignaige duquel ils descendent ; avec aulcune difference, laquelle coustume est assez raisonnäble.... mais. l’on pourroit dire que laditte coustume ne seroit pas raisonnable en un hostel royal, comme seroit en J’hostel de France, car nul bastard ne devroit porter les armes de France ne a difference ne aultrement, ne si ne se devroit pas

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nommer de celui hostel, car ainsi comme dit une loy, c’est une chose si detestable a qui est tresnoble sait homme soit femme de estre incontenant (inconfinent) et luxureux et de procurer enfans hors mariage, que n'est à ung aultre homme de simple estat. Lege si qua tillustris. Codice adoriamur..….. »

Chap. 149 à 154. « Le Clerc prouve par plusieurs raisons que ung homme pour-cause de nature ne doit pas estre dit plus noble que uung aultre. »

Le Chevaller répond que la noblesse en général a pour cause la vertu; puis il s’égare dans divers raisonnements il est difficile de le suivre. Le Clerc (chap. 153) dit que « celui qui est anobly de nouvel, si est de son propre fait, et celui qui est noble par lignaïge l’est du fait de ses parens; doncques celui qui est de nouvel anobly doit estre plus hon- nouré. Et ad ce propos, disoit Socrates..…... si tu loues aultruy pour ce qu’il est de grand lignaige tu ne le loues pas mais ses parents; se pour ce qu’il est riche, tu loue les richesses : se pour ce qu’il est beau attendez un petit, il ne le sera plus: 8e tu le loue pour ce qu’il est vertueulx, certes adoncques tu le loue proprement... et ainsi il s’ensuyt que celui qui est anobly par ses vertus propres doit être plus honnouré. » Le Chevalier (chap. 154) répond « qui est noble de lignée doit être plus honnouré. » A l’appui de sa thèse il fait une distinction tres alambiquée entre la noblesse humaine et la noblesse qu’il appelle théologique. « Et quant à Dieu, dit-il, les plus vertueuix doivent estre toujours plus honnourez. » Puis, par une transi- tion passablement tourmentée, le Chevalier parle de l’origine et de 2 nature des guerres; enfin il arrive après bien des dé- tours, et avec l’aide de « Monseigneur saint Pol et de Monsei- gneur saint Augustin » à dire que « Ja guerre vient de Dieu, puisque toute guerre juste tent principalement pour avoir la paix et la tranquillité du peuple. » Le Chevalier se trouve con- duit par une série de raisonnements à une solution chrétienne ct philosophique, à savoir : « que le Saint Pere de Romme ne peut pas donner aux crestiens licence de faire guerre contre les Sarrasins.... et par conséquent il ne peut donner indulgences et pardons à ceulx qui vont oultre mer pour guerroyer les mes- creans, ne a ceulx aussi qui vont contre les rebelles de l'Eglise... et semblablement que nul ne peut faire guerre aux Sarrasins tant comme ilz veulent vivre en paix, comme dit la

58 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE.

loy Christianus codice De Paganis, comme le pape Innocent le quart le note Cap. quod super his extra de volo, car nul mes- creant ne doit estre contraint par guerre ne aultrement pour venir à la foy catholicque, XXIII. Questione prima cap. ad fidem : et semble que contre les mescreans qui nous guerroyent seule- ment nous deussions faire guerre et non contre les aultres qui veulent estre en paix... Et ad ce propos fait ce que dit l’apostre ad Romanos, vobis jam bella ultra non sunt carnalia peragenda, vous ne devez plus faire batailles charnelles : ef Malachie VIII ‘ab ortu, inquit, solis usque ad occasum magnum est nomen meum quare, eic. Mon nom si est grant en Occident et toutes gens si sanctifient mon nom et en font oblations. De rechief il n’appartient en riens au Saint Pere de soy entremettre de ceux qui sont hors de l'Eglise. Secunda questione prima. Capi- tulo multi. Mesmement que les payens peuvent avoir juridic- tion et possessions : super bonos et malos facit Deus oriri solem suum. Dieu a fait luyre son soleil sur les bons et sur les maulvais, Matth. quinto et sexlo capitulo. Et par consequent ‘ainsi que Dieu les laisse vivre en paix, si doyvent faire les cres- tiens, mesmement le pape de Romme ne doit donner pardon ne indulsences a ceulx qui leur veulent faire guerre ne aussi a ceulx qui guerroyent les rebelles de nositre mere saincte Eglise, car les armes des clercs doivent estre oraisons et Jarmes..….. »

Chap. 155, 156, 157. « Le Clerc prouve par plusieurs rai- sons que lc pape et les crestiens peuvent justement faire guerre contre les Sarrasins et contre ceulx qui impugnent sainte Eglise et qui deliennent et occupent son patrimoine, et si croit que les divisions lesquelles sont en lialie si y sont advenues pour ce que le pape ne tient pas son siege a Romme, et met plusieurs raisons par lesquelles le pape devroit mieulx demourer a Romme que en nulle autre part. » Le Clerc invoque six raisons pour établir que le pape devait retourner à Rome. Le Chevalier, en réponse au Clerc, dit que le pays de France est plus saint, plus sûr ej meilleur que Rome : plus saint, parce qu’il y a beaucoup de reliques; plus sûr, puisque Îles papes y ont trouvé asile; meilleur, parce que « pour certain en la ville de Paris et au pays de France est fontaine de toutes sciences delaquelle science ysseut plusieurs ruisseaulx. » (Les ruisseaulx sont : grammaire logicque, rhétorique, poetrie, philosophie naturelle

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LE SONGE DU VERGIER. | 59

et moralle; et de ce ruisseau de philosophie yssent plusieurs aulires ruisseaulx : aritmetique, musicque, geometrie, perspec- tive, astrologie [science des astres], metaphysicque, ethicques, yconomicques, politicque, droit civil et droit canon, méde- cine, Et que dirons-nous plus? De ceste fontaine descend le ruisseau de la saincte theologie.) Et puis une autre raison qui doit déterminer le pape a « eslire derneure en France » c’est que, « comme dient les mesureurs de mappemonde, Marceille est le millieu du monde. » Le Chevalier termine son aryumen- tation en reprochant au pape d’avoir pris à son aide « les gens de compaighie (des grandes compagnies), robeurs, larrons ou meurtriers. » Le Clerc JEUNE le pape d’avoir employé ces bandes.

Chap. 158, 159, 160. Longue discussion entre le Chevalier et le Clere sur la douceur et la rigueur des châtiments, Les deux antagonistes paraissent enfin s’entendre, car le Chevalier, après avoir soutenu que la justice doit être sévère, dit qu’on peut « acomparaiger aux bestes saulvaiges les princes et les seigneurs terriens qui sont aspres et tirans en exerçant justice contre leurs subjectz et ne considerent pas la qualité du delit ne de la coulpe (du latin culpa), mais leur seule voulenté et la delectation que ils prennent es peines et es tormens tres ex- cessifs de leurs subjectz. »

Chap. 161, 162. Le Clerc et le Chevalier sont d’accord pour blâmer le duel judiciaire.

Chap. 163, 164. Le Clerc repousse la loi civile qui approuve l’asure pratiquée par les Juifs. Il veut qu’on les chasse du royaume et qu’on les dépouille de leurs biens. Les arguments qu’il emploie contre l’usure (le prét à intérél) sont ceux-là mêmes qui ont fait dire que les canonistes qui ont proserit ce prêt avaient fait preuve de zèle pour les affaires de l’autre monde, mais de fort peu de connaissance des affaires de ce- lui-c1.

Les exemples invoqués par le Clerc valent mieux que ses argüments ? « Et de faict je cognais tel, lequel a emprunté d’un juif XIN francz, desquélz lant pour le sort (le éapilal) que pour les usures il a. payé X{III cens francs et encore n’en est-il pas quitte. Et qui vouidrait diligemment enquerir, on trouverait au royaulme de France cinquante mil personnes desheritez et mis a povreté par ces faulx Juifz....., etc. »

60 LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE.

Le Chevalier convient que l'usure ? est défendue aux Juifs comme à tous autres; mais il invoque en leur faveur une loi du Code qui défend d’inquiéter ceux qui vivent en repos dans l'empire.

Les chapitres 165 à 182 roulent sur la « divinacion » et autres superstitions.

Le Clerc se montre imbu de tous les préjugés du re Je n’ose dire que le Chevalier en soit affranchi; cependant ses réflexions sur les songes (chap. 172) sont très-raisonnables. I] explique, aussi bien qu’on pouvait le faire à cette époque, com- ment les « possedez de l’ennemi » (du diable) peuvent recevoir queique soulagement de la musique et de l’emploi des herbes. Il admet les reliques, mais en blâmant Ics charmes (chap. 178). Les rencontres, les signes des oiseaux , les songes <t autres superstitions ne méritent aucune croyance (chap. 182).

Dans les chapitres 183, 184, 185, ef dans le commencement du 186°, il est question de l’astrologie. C’est une continuation des sujets traités dans les précédents chapitres. Pour le Che- valier, l’astrologie n’est, suivant l'étymologie du mot, que la science des astres, tandis que le Clerc en parle surtout au point de vue de l’art chimérique qui enseigne à prédire les événe- ments par la situation des planètes et par leurs différents as- pects. « Savoir doncques, dit le Chevalier, chap. 186, le mou- vement du ciel et l’assiette et l'ordonnance des corps celestes est chose tres belle et tres delectable et tres proufitable aussi en ung roy et aultres princes terriens et généralement en cer- tainc creature humaine. Car selon l'oppinion et la sentence du philosophe, se c’est chose tres delectable savoir la distinction et l'ordonnance d’un noble palaiz et d’une noble montaigne : par plus forte raison c’est plus delectabie chose et plus desirée savoir cognoistre l'ordonnance du ciel et tout le firmament lequel passe en tres grande beaulté toutes les choses visibles,

i Ce que nous appelons intérêt se dit en latin usura. (GCod., lib. IV, tit. 32, De usuris.) Dans le langage du moyen àge, intérêt et usure sont sy- nonymes; ce n’est qu’à une époque bien postérieure au règre de Charles V qué l’on a qualifié d'usure l’intérêt excessif. La synonymie d'intérêt et d’usure ressort bien des termes d’une ordonnance de Louis X, du 28 juillet 1315 : « Nulz ne sera contraints par nous à payer usures quelles quelles soient à juis (Juifs), et entendons usures quant qui est outre le pur sort (le pur capital). (Recueil d'Isambert, t. 1, p. 117.) Je demande pardon aux savants de cette explication et de quelques autres du même genre.

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LE SONGE DU VERGIER. 61

Mais certes les jugements des estoilles et d’astrologie, quant est de cognoistre les choses advenir, sont tres perilleuses et tres dangereuses... et pour ce est-il que en plusieurs lieux de la saincte escripture telles divinacions d'astrologie si sont def- fendues, » Plus loin : « Et tout pour vray se je l’osoye dire un bon astrologien ancien ou un bon laboureur de terre-et ancien si sauroit mieulx juger quel temps il fera demain que en fe- royent plusieurs qui se dient astrologiens. Mais pourtant je ne dy pas que ung bon astrologien qui est expert en la science

n’en saiche mieux et plus parfaictement juger : mais de mille a

grant peine y en trouvera l’en ung bon. Et tiennent les astro- logiens que toutes choses si viennent de nécessité, laquelle chose si est tres damnable et reprouvée selon nostre foy. Des- quelles choses doncques je puis conclure que les rois crestiens et tous aultres princes crestiens en especial ne doivent pas adjouster foy a telles divinacions de astrologie. »

Fin du chapitre 186° et dernier du premier livre. Ce chapitre se termine ainsi : « .….. Ung prince si ne doit pas mettre son entente de faire ymaiges, et si ne doit pas estre astrologien, et si ne doit pas estudier en aulcune science mechanique, c'est a dire en aulcun mestier manuel, et si ne doit pas ung roy estre rhetoricien ne logicien. Et dit... Virgile en adreçant ces pa- rolles au roy des Rommains : Soyes souvenant et soyes remem- brant que tu faces ton peuple estre gouverné par gens saiges, prudens et discretz qui soient lettrez, par le moyen desquelz et par leur bon conseil le peuple puisse vivre en tranquillité et en paix... Doncques le principal propos et estude d’un roy doit estre de bien regir et gouverner son peuple par le conseil des saiges par lesquelz je entens principalement les juristes, c’est assavoir qui sont expertz en droit canon et en droit civil, et es coustumes et constitucions et droitz royaulx. Par le conseil de telz doit estre le peuple instruit et gouverné et nompas par les arciens (M. Laboulaye traduit magistri artium, les philosophes), jaçoit ce qu’ilz ayent les principes du gouvernement du peuple, c’est assavoir de ethicques et yconomicques et de polithicques; mais ilz ont ces principes et ceste science en général tant seulement, et si n’en ont pas la pratique ne aussy ne le sçau- roient ils mettre a effet, et pouvons mettre un exemple : un philosophe naturel scait bien les principes de medecine et dire les causes generalement et universalement, mais pourtant il ne

62% LE DROIT PUBLIC ET LE DROIT CIVIL AU MOYEN AGE.

sauroit pas guerir ung malade car il n’en a pas la praticque. Et si ne croy pas que le roy de France voulsit mettre le gou- vernement de sa personne quant à le tenir sain et en bon point au meilleur philosophe naturel qui soit en ce monde vivant. »

« Semblablement un philosophe moral si cognoist et svait bien les principes en général et en confus de toutes lois et de toutes constitucions, mais pourtant il ne sauroit deffendre ne juger des cas particuliers, car ce appartient seulement a un juriste ou bon coustumier qui a l'experience et la praticque des cas particuliers. Et ainsi que medecine si est la pratique de philosophie naturelle, aussi la science de droit est la pra- ticque de philosophie morale, quant a toutes ces aultres trois parties, c’est assavoir ethicques, yconomicques et politique. Je dy doncques ainsi que le roy si ne commet pas volentiers le gouvernement de sa personne au plus saige philosophe naturel qui soit au monde vivant, aussi ne devrait-il pas commettre la charge ne la cure du gouvernement de son peuple a un phi- losophe moral, posé encores qu’il scect tous les livres d’etbi- ques de yconomiques et de politicques. Jaçoit ce que aulcuns arciens s'y présument tant de soy car il leur est bien advis que l’en leur fait grant extorsion quant le monde si n’est gouverné par eux et par leur conseil et appellent les juristes ydiotz. Poli- ticques a tout honneur des artifices : Erperientia est rerum magistra, experience est mere de toutes choses : chascun voit et cognoyt par experience lesquelz sont plus 1idiotz les juristes ou les artistes, quant a bien et deument conseiller le gouver- nement du peuple et quant a bien juger, ex fructibus eorum cognoscelis eos, l’en peut congnoistre ung chascun par ses fruitz el par ses œuvres. Je vouldroye doncques que chascun se tint en ses termes. Les termes et les mettes (bornes) des philosophes est de bailler les principes du gouvernement du peuple sans en avoir la practique ne l’exercice; mais les juristes si en ont la praticque et l'exercice, comme il a été dit et touché. »

« Cy fine le premier livre du Songe du Vergier. »

MARCEL.

(La suite à une prochaine livraison.)

DES CONCILES D'ORLÉANS. 63

DES CONQILES D'ORLÉANS,

CONSIDÉRÉS COMME SOURCE DU DROIT COUTUMIER ET COMME PRINCIPE DE LA CONSTITUTION DE L'ÉGLISE GAULOISE.

.Par M. J.- Eugène BIMBENET. PREMIER ARTICLE. PRÉFACE.

L'origine du droit coutumier en Franoe est encore aujourd’hui le sujet d’une grande incertitude. |

Les auteurs les plus justement célèbres, malgré l'unanimité de leurs décisions, n’ont pu fire cesser le doute à cet égard. La raison en est simple : cette unanimité est plus apparente que réelle, et ces décisions ne sont pas assez affirmatives pour at- tester chez ceux de qui elles émanent, une entière conviction et la faire partager.

Pour Montesquieu, Merlin, M. Laferrière et M. Guirot, les seuls dont il sait utile d’invoquer l'autorité, l'introduction du droit coutumier est une conséquence des invasions des Nor- mands, de la barbarie dans laquelle la France fut alors plongée; et l’époque de l'adoption de cette légisifion est celle de l’insti- tution de l’hérédité des fiefs,

Cependant Montesquieu admet une autre cause de l’introduc- tion du droit coutumier, lorsque, remontant à l'établissement des Francs, il voit dans l’application de la loi salique et dans l'avantage que les Gaulois trouvaient à vivre sous cette loi, à la différence de ce qui se passait dans les parties de la Gaule sou mises aux Burgundes et aux Wisigoths dont les lois traitaient aussi favorablement les Romains que ces peuples, l'origine de la décadence du droit romain!.

Cette observation acquiert un grand poids lorsque le même auteur combattant, il est vrai, la doctrine qui tendait à faire considérer la loi salique comme constituant la loi coutumière,

1 Au chap. 4, liv. XXVIIT, intitulé : Comment le droit romain se perdit dans le pays du domaine des Francs et comment il se conserva dans le pays du domaine des Goths et des Bourguignons.

64 HISTOIRE DU DROIT.

car de graves écrivains ont été jusque-là, reconnait, cepen- dant, que la loi salique doit être considérée comme le point de départ de l’expansion et de l’adoption de la législation coutu- mière ‘.

C’est bien ainsi que l’entendaient les Capétiens et à plus forte raison, évidemment, les Mérovingiens; Philippe le Bel dans sa Charte de la constitution de l’Université d'Orléans (1312), proteste que son royaume n’est pas régi par le droit écrit, mais qu’il l’est par les usages et la coutume. Regnum nostrum con- suetudine moribusque precipuë, non jure scripto, regitur. Il re- connaît, à la vérité, que plusieurs provinces sont soumises au droit écrit ; mais il fait remarquer que c’est un effet de la tolé- rance des ne ses prédécesseurs et de la sienne propre, ex per- maissione primogentiorum nostrorum et nostra; et non pas pour que ses sujets soient soumis à ce droit, non ut juribus scripiis higentur; mais à la coutume en s'inspirant du droit écrit, sed consuetudine juxta scripti juris exemplar moribus introducta; et que s’il est en vigueur dans certaines parties de ses États, ce n’est que comme un moyen d’érudition et de préparation à la saine intelligence du droit coutumier : Juris script dogmata.… præparant ad consuetudinum intellectum.

Cette théorie des temps anciens, rapprochée des aperçus de Montesquieu, jette une vive lumière sur les ténèbres qui cou- vrent le moment le droit coutumier s’est produit, et le fait remonter à l’époque même la monarchie franque s’est con- stituée.

Et cependant Montesquieu retarde jusqu’à la Constitution féodale l’avénement de ce droit.

M. Laferrière, dans une profonde et savante discussion sur l’origine des coutumes, enseigne qu’elles n’ont d’autre origine que la féodalité, qu’elles sont étrangères et même opposées à la loi salique, et qu’elles se sont établies pendant les désordres et l'oppression des IX:°, X°, XI° et XIT° siècles ; mais il reconnaît ce- pendant que la question de EL des coutames est un Jrene problème historique®?.

Merlin adoptant une seule des opinions de Montesquieu sur l'origine du droit coutumier, ne voit dans cet événement que le

1 Chap. 12, Liv. XXVIT, Des coutumes locales. 4 Histoire du droit français, t. 1°", p. 85 et suiv.

DES CONCILES D'ORLÉANS. 6

résultat de la barbarie, conséquence de l’invasion des Nor- mands, qui fit disparaître, avec la science de la lecture, la lé- gislation écrite’.

Et enfin M. Guizot, seul, adopte d’une manière affirmative Pétablissement du droit coutumier comme contemporain de la Constitution de la féodalité et l’attribue à la disparition du pouvoir central, principe d’unité dans les lois nationales, mal- gré leur diversité?,

Cette controverse repose en grande partie sur la distinction qui a été faite entre la loi écrite et la coutume.

Mais n’est-ce pas se livrer à une véritable exagération que de prétendre établir une différence entre les lois et les cou- tumes, par cela seul que les premières sont écrites et que les secoudes ne le sont pas?

Sans avoir la témérité de nous mêler à ceux qui ont discuté sur l’époque à laquelle la loi salique a été écrite, ne nous sera- t-il pas permis de la considérer, elle-même, comme un véritable recueil de coutumes?

Quelle que soit en effet cette époque : qu’on adopte le système de Leibnitz qui veut que cette Joi ait éfé faite, pour employer l'expression de Montesquieu, avant le règne de Clovis, tandis que ce dernier auteur soutient qu’elle ne peut avoir été rédigée avant que les Francs sortissent de la Germanie, puisque ce peu- ple u’entendait pas alors la langue latine *.

Qu'on fasse remonter, avec Montesquieu, la rédaction de cette loi au règne de Théodorick d’Austrasie®, c'est-à-dire au _ Visiècle, ou qu’on la date seulement de l’année 613 à l’année 628, comme l'enseigne M. Guizot*, ou enfin qu’avec M. Pardessus, M. Laferrière et M. Eugène de Rozière, celui-ci écrivant sur Merkel, le système de Leibnitz soit définitivement consacré par la science, et que l’on considère la rédaction de la loi salique comme étant antérieure au baptéme du premier roi chrétien‘;

1 Répertoire de jurisprudence et Esprit des lois, liv. XXVIIL chap. 11.

2 Civil. en France, t. 1I, p. 263.

3 Liv. XXVIII, chap. 1, Caractère des lois des peuples germaïns,

* Le même, méme chapitre.

6 Tome Ie, p. 267 et 291 (Histoire du droit français).

« Histoire du droit français, t. III: Époque française, de la page 78 à la page 86. M. de Rozière, Revue historique du droit français, 1" livraison, p. 69 et suiv.

XXL. .

6 RISTOIRE QU DROIT.

en un mot, que la loi salique soit considérée comme ayant été en vigueur seulement au moment elle fut écrite, ou comme l’ayant été antérieurement à sa rédaction, est-il pos- sible de la considérer autrement que comme une loi pureinent coutumière?

M. Guizot, et après lui M."Henri Martin, n’hésitent pas à lui reconnaître ce dernier caractère.

Le premier rattache cette loi à des coutumes recueilliea et transmises de générations en générations lorsque les Francs babitaient l'embouchure du Rhin, et qui furent modifiées, éten- dues, expliquées et rédigées en lois à diverses reprises depuis cette époque jusqu’à la fin du VIH: siècle *.

M. Henri Martin pense qu'elle fut revisée de vive voix dans un mäâl (assemblée générale) de la tribu sur laquelle régnait Clovis, et il prétend, d'après le témoignage de MM, de Savi- gny et Guizot, « que le texte de la loi salique n’est qu’un « extrait incomplet de la coutume orale écrite par un particu- « lier?. »

Les lois salique et ripuaire ont donc, dans cette qualification de loi, un titre usurpé. Quoiqu’elles ne fussent pas écrites, elles n’en reçurent pas moins cette qualification; ou plutôt on ne le leur donna pas moins quoiqu’elles ne fussent que des cou- tumes, alors même qu’elles furent écrites.

C’est à la définition des lois romaines l'ayant, elles-mêmes, empruntée aux lois de la Grèce, qu'il faut attribuer cette distinction très-exacte, alors, entre le droit écrit et la cou- tume.

Mais ce qui convient à une certaine époque ne convient pas à une certaine autre,

Le mot loi vient, il est vrai, du mot fego. Et comme la loi romaine écrite était placée en regard de certains usages dont elle admettait l'application, sa définition était rigoureusement vraie.

Elle cessa de d’être sous l'empire de la barbarie opposant, chez un peuple sans lettres, la loi qui n’avait pas besoin d'être écrite pour avoir ce caractère, au droit écrit opposé, lui-même, chez un peuple civilisé, au droit qui ne l’était pas et qui n’avait été que le complément et l’auxiliaire du droit écrit. |

1 Tome I, p, 269. 4 Histoire de France, t. 1*, p. 139.

DES CONCILES D'ORLÉANS. 67

Et de même que lea coutumes n’en ont pas moins constitué le droit coutumier après leur rédaction, de même lea cou- tumes germaniques n’en ont pas moins çonstitué une loi sous les dénominations de salique et ripysire, même pour les temps elles n'étaient pas écrites, |

D'ailleurs, comment acçorder une importance aussi grande aux fois salique et ripuaire et même aux capitulaires que celle accordée à la loi romaine, forsqu’on lui gppose le droit coutumier pour le distinguer du droit écrit? |

Les étudès auxquelles on peut se livrer de ces loïs en s’éclai- rgnt du flambeau que M, Guizot porte devant pous ‘, appren- nent qu’il est impossible de ne pas voir 8 quel point elles étaient iasuflsantes pour régler les actes de Ja vie civile . même la plus humble. |

$i nous suivons la décomposition des chapitres et des articles de la loi salique, nous voyons, en premier lieu, qu’elle n’est qu’un Code pénal. Sur 408 articles, 343 sont consacrés à la pé- nalité, 65 seulement sont consacrés à tous Îles autres sujets,

Comment done attribuer à une semblable législation le ca-

racière de loi proprement dite, et ne pas lui donner comme cortége nécessaire, les usages et les coutumes sans lesquels elle p’aurait pu régler les actes de la vie civile, même celle des peuples auxquels elle était imposée? " « Aussi, dit M. Guizot (L Ie, p. 286), son existence at-elle « été précaire et courte, et dès le siècle, peut-être, elle était « remplaçée par une multitude de coutymes locales auxquelles « elle avait beaucoup fourni, mais qui avaient également puisé « à d’autres sources : dans le droit romain, dans le droit ta- « non, dans les nécessités de circonstance. »

Que si ne nous arrêtant pas à la loi ripuaire, qui ne nous in- téresse qu’à un moindre degré, nous passons à l’examen des Capitulaires, nous voyons que leur insuffisance était au moins aussi considérable que celle dont éiait viciée la loi saliqué pour régler, sans le complément des coutumes, le droit des personnes et des choses,

Charlemagne a rendu soixante-cinq Capitulaires, composés de 1,151 articles, dont 130 appärtiennent à la législation pé- nale et 110 à la législation civile ?.

1 Tome 1°", p. 271 et suiv. 3 Tableau analytique des Capitulaires de Charlemagne, t. T1, p. 164, 165

68 HISTOIRE DU DROIT.

A ce sujet M. Guizot fait remarquer que la première de ces deux législations offre peu d'originalité et d'intérêt. « La légis- « lation pénale n’est guère en général, dit-il, que la répétition « ou l'extrait des anciennes lois salique et ripuaire, lombarde « et bavaroise, etc. La législation civile n’en offre guère davan- « tage en cette matière. Aussi les anciennes lois, les anciennes « coutumes continuaient d’être en vigueur, CnsremagDe avait « peu à s’en mêler‘. »

Ainsi pouvons-nous remarquer, dès à présent, que ces lois, loin de s’opposer à l’introduction des coutumes, la favorisaient.

À mesure que nous ayançons dans la voie des Capitulaires, leur nombre diminue,

Louis le Débonnaire n’en publia que vingt-six, n’ayant, en tout, que 362 articles, sur lesquels 36 appartiennent à la légis- lation pénale, et 24 à la législation civile?.

Charles Je Chauve en publia cinquante et un, en 29 articles, dont 17 appartiennent à la législation pénale, et 4 à la légis- lation civile ?,

Louis le Bègue n’en publia que trois, en 22 articles; un seul appartient à la législation pénale, et aucun à la législation civile *.

Carloman en publia trois, en 18 articles, dont 5 appartien- nent à la législation pénale, et aucun à la législation civile ‘.

Eudes n’en publia qu’un seul ne contenant qu’un seul article, rangé dans l’ordre de la législation de circonstance *.

Et enfin Charles le Simple en publia trois, en 10 articles, appartenant tous et exclusivement à la législakion de circon- stance.

Il est vrai que pour ce qui concerne l’état des personnes et des biens, les Capitulaires se référaient à la législation cano-

et 166. Le reste appartient à la législation morale, à la législation politique, à la législation religieuse, à la législation canonique et à la législation de circonstance.

1 Pages 171 et 172.

3 Page 265.

3 Pages 266 et 267.

+ Page 267.

5 Page 268.

6 Page 268.

T Page 269.

DES CONCILES D'ORLÉANS. 69

nique *;-et cependant les chiffres qu’on vient de produire sont une grande démonstration de ce que ces actes législatifs avaient d’insuffisant.

Aussi ne peut-on les assimiler à une véritable législation et à la loi romaine qui, malgré l'abondance de ses dispositions et son caractère civil prédominant, souffrait l’application de la coutume, tandis que les Capitulaires étaient inférieurs à la cou< tume elle-même, soit par leur propre nature, soit par la diver-

sité des contrées et des classes auxquelles ils s’adressaient. = La conquête des Francs a donc eu pour effet immédiat de transporter au sein des Gaules le droit coutumier et de l’oppo- ser au droit écrit. 5

Mais une révolution de cette nature ne peut être que progres- sive ; la loi romaine universellement adoptée dans l’ancienne province soumise à la haute influence du clergé romain n’a pu en être soudainement effacée; et la substitution du droit nou- veau au droit ancien a être lente.

C’est précisément cette lenteur qui jette quelque doute sur le moment l’abandon du droit ancien pour le droit nouveau a s’opérer et qui, en même temps, permet de rechercher et de suivre cet abandon dans son œuvre préparatoire, afin de déterminer ses résultats définitifs, et d’arriver, ainsi, à recon- naître l’époque à laquelle ils appartiennent.

Pour se rendre un compte exact de cette situation il faut prendre en considération celle des deux peuples qui mettaient en présence le droit ancien et le droit nouveau.

Nous avons tâché d’atteindre ce but en étudiant la querelle qui s’est élevée, dans le monde savant, sur le caractère de la conquête et la nature des rapports qui se sont établis entre les Francs et l'épiscopat romain.

Cette querelle, si elle n’est pas résolue, est au moins résumée par Montesquieu dans sa réfutation du système de l’abbé Dubos.

Nous avons compris qu’elle devait être exposée, et qu’un choix devait être fait entre les deux opinions en s’appuyant sur les documents historiques appartenant à cette époque.

Ces documents sont les lettres de saint Avit, du pape Anas- tase, de saint Remi à Clovis, et celles de ce prince aux évêques

1 Page 172.

40. _ HISTOÎRE DU Droit.

de la Gaule, éditées par Sirmond et annotées par lui et par Binivus : et les canons des conciles d'Orléans.

Ces lettres contiennent, en effet, la démonstration la plus évi- dente de la situation que le clergé catholique gallo-romain prit à l'égard des Francs, et de celle que les Francs prirent à son égard.

Les conciles tenus à Orléans de l’année 511 à l’année 51$ sont la justification de ces situations respectives, et de celle que la conquête fit aux habitants de la Gaule.

Si ces conciles n'eussent eu d'autre bnt que celui de régler

_ des matières dogmatiques ou de discipline cléricale, nous n'au-

rions pas abordé un tel sujet; mais ces conciles n'avaient

caractère religieux que dans la mesure des institutions de ces

temps.

Alors l'épiscopat était investi d’une puissance tout à la fois spirituelle et temporelle; les malheurs de la décadence de l’em- pire avaient produit cet effet ; l’élément civil était done, alors, inséparable de l'élément religieux; rien de grave n6 pouvait se passer dans l’ordre politique et administratif sans que les

prélats intervinssent; et comme ils ne pouvaient le faire que

dans la forme qui prédominait alors, les actes intéressant la constitution politique et civile des peuples ne pouvaient se pro- duire que dans les grandes assemblées du haut clergé, seul représentant et seul mandataire de toutes les classes de la so- ciété à cetté époque.

La ville d'Orléans a reçu dans ces murs ces grandes assem-

blées au moment le vainqueur, qui ne l'avait été qu'à cer- taines conditions, traitait du sort du peuple vaincu avec ses dé- fenseurs.

Ce fait historique est immense; et cependant les historiens, soit qu’ils aient entrepris de raconter les événements généraux, soit qu’ils n'aient recherché que les sources du régime légal et traité de son développement en France, ont passé à côté de ces tonciles et semblent les avoir dédaignés.

Il les ont pris, sans doute, pour des réunions spéciales dans

lesquelles l'épiscopat ne s’occupait que de la discipline et de

l’organisation intérieure de l’Église et des monastères, c’est à ce seu} point de vue que M. Guizoi, lui-même, se place lorsqu'il examine rapidement quelques-uns des canons des conciles des années 511, 533 et 538.

DES é0NCILES D'ORLÉANS. qi

1E d'en est pus ainsi, ilest vrai, de AAoques autres : Montes- quieu, M. Henri Martin, M. de Petigny *.

- On remarque dans le premier ces mots qui, à éux seuls, con- dennent toute une révélation de la naturé des rapports qui se éont établis entre les prélats romains et les Francs : plus les Tvähes jurent sûrs des Romains, moins ils les ménagérent.

Le secand, eppréciant caractère du concile Lenu à Orléans au cours de l’année 511, dit qu'il fut un véritable traité entre tes deux puissantes qui se partageaient la Gaule.

Et le troisièthe, en retour des libéralités dont Le roi emrithisiait

l’Église et des larges concessions qu’il lui faisait, y voit des ya rantles qu'il avati le droë d'exiger et que l'Église s'est empressée de lui offrir".

C'est done sets les auspices de ces justes et profondes obser-

1 Étyde de Fhrictoire des lais et des institutigns de l'époque méropin- gienne.

3 Depuis que ces lignes sont écrites, l’auteur a lu un ouvrage intitulé : Histoire de l'Église de France, publiée par M. l'abbé Guettée (1857), dans loqüel se trouvent les passages suivants :

« L'action politique des évêques, aus tèmpe méfovingians, s4 manifeste « particulièrement dans les conciles ; on ne doit pas considérer ces conciles « comme des assemblées purement religieuses. À dater du premier concile « d'Orléans (511), ils sont aussi politiques que religieux, à part de rares x exceptions. C'était dans ces conciles qu’on agitait les plus hautes ques- «tions relatives aut intéréts du pays, qu'on réglait les rappotts qui devaient « exister entre les différentes races..., » ete... (T, JI, p. 7 de j'intreduction intitulée e Caup d'œil général sur l’époque mérovingienne.)

Et plus loin : « C'est pour n'avoir pas considéré l’action épiscopale sous cg « point de vue qu’on a mal interprété les décrets des conciles. » (P. 8.)

Plus loi encore, t. II, p. 73, et en cela M. l'abbé Guettée nous semble adopter une grave erreur et tomher dans une regrettable contradiction, il ajoute eu parlant du concile de 511 : « Leg évêques ne sa proposaient pas «un but politique dans leurs décrets; mais en travaillant dans l'intérêt de « la religion, leur action eùt pour résultat nécessaire la fusion des deux « tâces ét leur civilisation. »

Et enfin : « A dater du concile d'Orléans, le premier, à proprement parler, » de l’épaque méravingienne, en ne dôit plus considérer les congçiles comme # assemblées purement religieuses. »

Ces appréciations viennent se réunir avec plus d'énergie encore, parce qu’elles sont plus développées que les premières, à celles ci-dessus citées ; é’est donc avec émpressement qu'on les reproduit, et on le fait sans hésita- tian, qudique l'ohvrage de M. Guettée ait encourn la peine disciplinaire de l'index. Certes l'autarité de la cour de Rome est bien cpmpétente paur décider d’une question dogmatique; mais elle ne peut atteindre les faits historiques et enlever aux actes solennels des temps passés leur véritable caractère.

72 HISTOIRE DU DROIT. .

vations que nous nous sommes livré à un examen sérieux de ces actes solennels. :

Ce n’était pas assez d’étudier le premier de ces conciles ; ceux qui l’ont suivi sont le complément indispensable de ses canons; et en etfet ils nous conduisent à la solution de la grande question des conditions d’existence de ces deux peuples d’abord juxtaposés, et dont l’un devait faire passer progressi- vement l’autre sous sa domination.

À cet égard il semble impossible de rencontrer des éléments plus décisifs de démonstration que ceux qui nous sont offerts par ces documents.

Notre œuvre sera donc accomplie si, interprétant ces actes dans leur véritable sens, nous établissons : 1°les relations de l’épiscopat gallo-romain et du fondateur dela monarchie franke au moment celui-ci, à la tête d’un très-petit nombre de guer- riers, s’avance de la Meuse à la Somme et de la Somme à la Loire ; 2 les transformations profondes que subit le régime légat des populations gauloïises du nord de la Loire attestées par le premier concile d'Orléans et par ceux qui se succèdent dans - cette ville jusqu’à l’année 549.

Mais si, par la nature des institutions de ces temps, l’élément religieux a dicté la loi des deux peuples en présence, par une conséquence nécessaires il a dicté sa prppre loi.

Interrogeant les événements politiques au milieu desquels l'Église gauloise agissait, nous la voyons dans.un état d'isole- ment si absolu de l’autorité et de la direction du souverain pon- tificat (non encore défini il est vrai, mais dans le sentiment unanime des populations chrétiennes, déjà prédominant) qu’elle nous apparaît se constituant elle-même ; ce qu’elle n’eût certai- nement pas fait s’il lui eût été permis de recourir à cette autorité et à cette direction.

La nécessité à laquelle l’Église gallo-romaine obéissait alors, lui faisant une destinée différente de celle qu’elle aurait eue si elle avait continuer d'obéir à la loi de l’empire ou si- elle eût été libre de consulter le chef de la chrétienté, devait se perpétuer : l’Église gauloise, en contractant l’habitude d’agir exclusivement par et pour elle-même, a jeté les bases d’une constitution qui lui est devenue particulière. |

DES CONCILES D'ORLÉANS. 73

- Et de même que les conciles d'Orléans nous montrent l’élé- ment romain s’effaçant devant l’élément germanique, le se- cond absorbant le premier, et la loi romaine disparaissant pour faire place à la loi salique ou au régime de la coutume ; de même aussi ils nous montrent l’autorité du Saint- Siége perdue dans les troubles de l’Italie et de la Gaule, et l'Église de cette dernière contrée se séparant, jusqu’à un certain point et dans nne certaine mesure, de la métropole religieuse.

Et de même que le régime légal se développe dans des con- ditions d’une nature particulière, de même aussi la constitution indépendante de l’Église gauloise et le mouvement qui lui est propre se développent pour rester, à perpétuité, sa loi unique et la régir exclusivement à toutes autres Églises catholiques.

Enfin, de même que l’époque de l'introduction du régime coutumier doit être fixée à l’époque de la tenue des conciles d'Orléans, de même on doit rattacher à ces grandes assemblées de l’épiscopat gallo-romain ce qu’il a été convenu d’appeler dans la suite des temps : les libertés de l’Église gallicane.

Tel est le plan de ces études et tel est le double but que nous avons suivi et que nous nous sommes proposé. Dans l’ac- complissement de cette tâche, nous avons respecté le conseil de M. Laferrière, et cherché le système social qui a donné nais- sance aux coutumes ; nous avons appliqué ce précieux ensei- gnement von-seulement à cette partie de notre étude, mais encore à celle qui avait pour objet la constitution de l’Église gauloise.

Notre méthode, à cela près de ces rapprochements entre les _ faits généraux et les deux grands faits particuliers qui devaient en ressortir, & été simple ; elle s’est hornée à interroger les textes.

Il semblerait que tous ces éléments suffisent à l’accomplis- sement de la double tâche dont on vient de tracer la marche: il reste cependant un devoir à remplir, celui de justifier cette proposition dès à présent posée : qu'aucun des conciles tenus, soit en Orient, soit en Occident, avant et depuis le concile de 511, ne contiennent même le principe des délibérations sorties de cette assemblée; et qu’ainsi il n’y a aucune assimilation possible entre ce concile et ceux qui ont été célébrés dans le monde catholique.

Il suffit, pour accepter cette proposition, de jeter un coup

L

74 HISTOÏRË DU DROIT.

d’œil sur les titres ou résumés des canons du eoncile de 511; fe caraëtère particulier de ses délibérations n’est pas une des moindres démonstrations de la différence qui existe entre ée concile et ceux qui l’ont précédé et suivi dans les autres contrées, même celles de la Gaule.

Ce n’est pas assez : il est indispensable de donner une atten- tion soutenue à ces conciles antérieurs.

‘Avant de fonder l'Église, fl fallait fonder le dogme, et c’est

à ce travail que se sont consacrés les prélats de l'Orient. . Aussi l’on doit remarquer que les conciles tenus dans le pays qui, le premier, a vu la lumière évangélique, depuis celui de Jérusalem remontant aux premiers siècles, et en y comprenant même ceux tenus en Italie depuis cette époque jusqu’à l’année 370, n’ont eu d’autre mission que de combattre les innombra- bles hérésies qui ont agité les temps primitifs du christia- nisme. |

On conçoit facilement qu’un très-petit nombre de ces déli- bérations eussent un autre caractère que le caractère dogma- tique, et plus facilement encore qu’ils n’entrassent dans aucuns détails pour la réglementation du régime légal; l’Église pro- fessait la soumission aux lois, elle rendait à César ce qui ap- partenait à César, et à Dieu ce qui appartient à Dieu; et les lois de l'empire n'étaient méconnues que lorsque leurs rites et leurs symboles, dont à la vérité elles étaient surchargées, se confondaient avec les principes du paganisme.

1 fallait fixer la séparation du baptême et de la circoncision, l'époque de la célébration de la pâque afin de la distinguer de la pâque judaïque; s'opposer avec ardeur à toutes les croyances, à l’expansion de tous les systèmes précurseurs de la grande hérésie arienne ; et quand cette hérésie se manifesta nettement définie, il fallut réunir tous les eHorts de lortho- doxie pour refouler et anéantir le principe de la pluralité des dieux qui, sous le voile de l’adoration d’un Christ inconsub- stantiel, menaçait de reprendre son empire.

Alors la partie réglementaire des conciles se réduisait à com- ‘battre le mélange des superstitions de l’idolâtrie dans les céré- monies du culte des chrétiens, ou bien à rappeler les peuples enclins aux licences permises par les cultes précédents à la

4 V. la grande collection des conciles de Sirmond.

DES CONCILÉS D'ORLÉANS. 75 pureté qui devait tte, surtout, la plus éclaiante victoire de la loi évangélique sur le pi pauisme.

Et lorsque la pérsécution vint à sévir contre les adorateurs d'un seul Dieu mänifesté à l'humanité par son Verbe, il fallut statuer sur le sort de ceux qui avaient succombé dans cette épreuve, soit en sacrifiant aux faux dieux, soît en prenant leur part des chairs immolées , ou de ceux qui avaient iérité l’im- putation de traditeur en livrant lés saintes Écritures ou les vases sacrés, ou les noms de leurs frères en religion aux persécuteurs,

Aussi tous cés conciles, quelque célèbres qu’ils soient et quelqüe iüfluence qu’ils aient exercée sur la Foi dogmatique, ont été ihsuffisants pour réglementer l'Église livrée, longtemps encore, aux dissensions et à l’anarchie.

Quelques-uns, il est vrai, ont ajouté au principe de la foi des décisions réglementaires, et le plus considérable d’entre eux, celui de Nicée, semble avoir pourvu à cette tâche ; mais une grande incertitude règrie à ce sujét, et il est admis sans contes- tation, à cet égard, qu’il ne décréta que vingt canons, concer- nant tous la discipline ecclésiastique ou les hérésies qu'il voulait combattre, et que s'il nous apparaît aujourd’hui dans les recueils avec un nombre bien plus considérable de déci- sions, elles ne lui appartiennent pas ; que par le respect qu’il inspirait à la chrétienté, et pour leur donner une plus grande autorité, on a attribué à ce concile des canons absolument étrangers à ses délibérations, et qualifiés à cause de cela de canons arabiques du concile de Nicée.

Mais outre leur puissance légiférante et leur autorité juri- dique en matière de foi, beaucoup d’entre eux jugeaient les contéstations nées à l'occasion des élections des évêques et des circonscriptions diocésaines.

Il arrive donc de l’examen des actes de ces assemblées que si ôn les considère au point de vue de leur influence sur le . régimé légal, il n’est aucune de leurs dispositions qui puisse être relevée comme ayant le caractère des canons des conciles d'Orléans, et particülièrement du premier.

Flieurÿ l'avait bien compris, et nous le voyons faire une grande distinction entre les conciles étrangers à la Gaule et ceux qui ont été célébrés dans cette contrée ; il consacre à ces derniers une Désignation spéciale et il les qualifie de conciles des Gaules:

76 HISTOIRE DU DROIT.

Toutes ces assemblées commencent au V- siècle; cependant

la ville d'Arles avait été, dès l’année 314, le siége de l’une d’elles ; et comme à partir du Ve siècle elle a reçu trois autres conciles dans son enceinte, on a peine à s'expliquer cette dis- tinction entre celui du IV° siècle, comme ne devant pas être mis au nombre des conciles des Gaules, et ceux du ayant été célébrés dans la même ville, et compris au nombre de ceux qualifiés de conciles des Gaules. _ Elle s'explique cependant : dans le premier il s’agissait de terminer la querelle suscitée par les donatistes de Carthage à l’évêque de cette ville, Delfius Cécilien, faussement accusé d’être un traditeur des Écritures et des vases sacrés au temps de la persécution ; et les dénonciateurs de l'évêque suppliaient l’empereur Constantin de convoquer un concile dans la Gaule pour juger ce prélat, parce que le crime de traditeur y était inconnu.

L'empereur réunit le concile à Rome; la décision de cette assemblée n'ayant satisfait aucune des parties, la querelle se réveilla bientôt à Carthage, et l’empereur, pour y mettre un terme, convoqua, au cours de la même année (314), le concile d’Arles. Ce concile examina la cause de Cécilien, et profita de cette occasion pour prendre vingt-deux décisions; mais le motif principal de la réunion du concile n'intéressait pas véri- tablement l’Église d'Occident ; et l’on conçoit que malgré les délibérations canoniques du premier concile d’Arles, il ne soit pas considéré comme étant de ceux qui doivent appartenir à. l’Église gauloise.

Il n’en est pas ainsi du second, réuni en 452 et 453. Il n’avait d’autre but, il est vrai, que de réglementer quelques parties de Ja discipline religieuse, et de combattre les restes des idolâtries très-répandues dans la Gaule méridionale; et tout l’intérêt de ces décisions était concentré sur le territoire soumis à l’auto- . rité des prélats qui le composaient ; on comprend cependant qu’il commence, avec celui tenu à Angers, la série de ce que l'on a appclé les conciles des Gaules, tandis que le premier, quoique tenu dans la même ville en l’année 314, soit rangé dans la catégorie de ceux qui n’appartiennent pas à cette contrée,

On remarque bien, il est vrai, parmi les canons de ce second concile d'Arles, quelques dispositions, en petit

DES CONCILES D ORLÉANS. 71

nombre, qui peuvent être mises en rapport avec quelques-unes de ceux des conciles d'Orléans ; mais, d’une part, ce ne peut être avec les canons du concile de 511; et de l’autre, on ne peut savoir si ces canons n’appartiennent pas aux conciles d’Or- léans, car le deuxième concile d’Arles n’a pas un caractère bien grand d'authenticité; on ne sait pas au juste sa date, ni le nombre, ni le nom des évêques qui y ont pris part, et l’on s'accorde à penser que les canons qu’on lui attribue sont tirés d’autres conciles.

1] faut donc, dans Île rapprochement à faire entre les conciles d'Orléans et les conciles antérieurs, se placer en dehors des dispositions canoniques des conciles d'Orient, d’Afrique et même d’ltalie, et s’en tenir aux conciles des Gaules; et même il faut se séparer des premier et deuxième conciles d’Arles.

Il n’en sera pas de même du concile d'Angers tenu en l'an- née 453; quelques-uns de ses canons peuvent se rapporter, non pas à ceux du concile de 511, mais à ceux qui ont suivi celui-ci dans la ville d'Orléans jusqu’à l’année 549; et comme d’ailleurs ils n’intéressent que les détails minutieux de la disci- pline ecclésiastique, ils ne peuvent avoir la moindre impor- tance pour la solution de la question que l’on examine ici.

L'ordre chronologique nous amène au concile de Tours (462). Cette qualification donnée à celte réunion de buit prélats est une grande exagération; ce n'était à vrai dire qu'un simple synode, et ses délibérations ne pouvaient avoir d'application que dans la circonscription métropolitaine ; on la considère comme n’ayant eu d’autre but que de réprimer les abus et les licences introduits dans les communautés religieuses et dans la cléri- cature à la suite des guerres et des troubles qui désolaient la Gaule à cette époque.

Ilen est de même de celui de Vennes ou Vannes, tenu à peu près en même temps, et par conséquent dans les mêmes cir- constances par un plus petit nombre de prélats, et dont les ca- nons rentrent dans l’esprit de ceux du concile de Tours; et à plus forte raison du troisième concile d'Arles, tenu par treize évêques seulement, que l’on fait, il est vrai, remonter à la même année 462, mais dont la date est très-incertaine et qui ‘ne s’occupa que des querelles de l’école de Lérins, située dans l’étendue du diocèse de Fréjus.

Il ne reste plus d'autre concile des Gaules antérieur à celui

78 7 BISTOIRE PU DBOIT.

convoqué dans Ja ville d'Orléans en l’année 511, que le cone cile d’Agde convoqué dans cette ville en l’année 506, Certaines de ses délibérations canoniques semblent être en rapport di- rect avec celles du concile d'Orléans, traitant de l’administra- tion des biens de l'Église confiés aux évêques, et pourraient, à cet égard, enlever à ce dernier Je caractère spécial qu’il faut lui attribuer.

Ces observations faites et sans en abandonner les résultats, il importe de mettre en présence ces canons des conciles an- térieurs à celui de 511, en quelques lieux qu’ils aient été célé- brés, et las canons de ce concile lui-même, dans les parties se trouvent réglés les biens de l’Église, aucun auire rappro- chemént, et particulièrement celui qui concernerait l’état des personnes et le régime légal, n’étant possible entre les canons de çe dernier concile et ceux des conciles qui l'ont précédé.

Pour atteindre le but qu'on se propose ici, il est nécessaire de reproduire les principaux textes des canons, et notamnient ceux des deux conciles tenus à Carthage le premier en l’ânnée 397 ou 98, le second en l’année 400, et ceux du poncile d'Agde, en l’année 506, c’est-à-dire cinq années seulement avant le premier concile d'Orléans.

Le trente ef unjème canon du troisième concile de Carthage s'exprime ainsi : L’évêque usera des biens de l'Église comme dépositaire et non comme propriétaire, et l’aliénation qu’il en aura faite, sans le consentement et la souscription des clercs, sera nulle‘.

Le quatrième canon du cinquième concile tenu dans la même ville défend à l’évêque d’aliéner les biens de l’Église sans l’au- torisation du primat de la province ou du concile; encore fallait- il que la nécessité de cette aliénation fût démontrée ; dans le cas le primat ne pouvait être consulté, si l'urgence était telle que la vente fût absolument nécessaire, l’évêque devait soumettre la proposition de l’opérer aux évêques voisins qui,

après avoir fait une information, pouvaient autoriser la vente ; et si l’évêque ne se conformait pas à cette formalité, il devait être cité devant le concile ?.

# « Üt épiscopus rébus ecclesié tanquatñ coniriténdatis, not tariqtant Propriis mtatur..…., » etc.

2 « Placuit etiam ut rem ecclesiæ nemo veadet, quod si aliqua mecessitag cogit, hane insinuandam esse primati provinciæ, etc... »

DES .CONCILES D'ORLÉANS | 79

Enfin le concile d’Agde contient plusieurs canons analogues à ceux qui viennent d’être cités : le sixième défend aux évè- ques de vendre ou de donner les oblations faites à l’Église, parce que, dit-il, qui est donné pat les fidèles, pour le salut de leur âme, appartient à l’Église et non à l’évêque :.

Le quatrième prononée la peine de l’exclusion de l'Église contre ceux qui retiennent ce que leurs parents ou eux-mêmes ont donné, soit à l’Église, soit aux monastères, et il les qualifie de meurtrier des pauvfes ?. -

Le septième, invoquant l’autorité des anciens canons, porte que les évêques ne peuvent aliéner ni les maisons, ni les vases sacrés, ni les esclaves, ni les autres biens servant à la subsis- tance des pauvres, et il reproduit les dispositions du canon du quatrième concile de Carthage ci-dessus cité, sur le mode da l’aliénation des biens de l’Église, en cas de nécessité.

Le vingt-deuxième s’exprime ainsi : Il est permis aux prêtres et aux clercs, soit de la ville, soit du diocèse, de retenir leg biens de l’Église suivant la permission de l’évêque, sauf le droit de l’Église et sans pouvoir les vendre ou les donner, sous peine d’indemniser celle-ci sur leurs PFApren biens et d’excommuni- cation ?,

Enfin le cinquante-neuvième afranchit de la prescription les biens donnés aux clercs à titre de collation *,

Si l’on rapproche ces dispositions canoniques de celles con- tenues dans les cinquième, quatorzième, quinzième, dix-sep- tième, vingt-troisième et cinquante-neuvième canons du pre- mier concile d'Orléans, on peut, au premier abord, être frappé de quelque similitude entre leg uns et les autres.

Eucènxx BIMBENET.

(La suite d une prochaine livraison.)

1 « Quia hoc ille qui donat pro redemptione animæ suæ non pro com- modo sacerdotis probatur offere, etc... »

% « Vélut necatotes pauperum... àb ecclesiis excludantur.

5 « Quod si fucæint et facta venditio noñ valsbit.. et eomtmunione pri vonfuf. » |

a Jque proprium præscriptione temporis DOD VOCepEUT. »

80 ENSEIGNEMENT DU DROIT.

DISCOURS SUR L'ENSEIGNEMENT DU DROIT,

Prononcé par M. BATBIE, professeur suppléant à la Faculté de droit de Paris;

À LA RÉUNION DES DOCTEURS EN DROIT.

Messturs,

Permettez-moi de faire servir notre fête ! aux travaux dont elle est le couronnement. Quelques réflexions je me propose de mettre en relief le but à poursuivre ne vous paraîtront pas trop sévères. Vous me les pardonneriez d’ailleurs en considé- ration des sentiments qui les inspirent, et de l’utilité qu’elles ont pour nous tous.

La première recommandation, que je dois vous faire, s’adresse à vos cœurs; elle tend à resserrer les liens de votre confra- ternité.

Chaque homme trouve, au début de sa carrière, des cama- rades qu’il ne choisit pas et que la ressemblance des études rapproche fortuitement. À l’âge ces amis se rencontrent, leurs âmes s'ouvrent aisément et tendent à se pénétrer avec la chaleur de la jeunesse. C’est l’époque de la vie qui développe les plus pures sympathies et les amitiés sans arrière-pensée , sans réticence, sans nuage de rivalité. Plus tard, les individua- lités se prononcent et deviennent exclusives; les intérêts sé- parent les hommes, et leur action est d’autant plus efficace que J’âme se refroidit. Les amitiés qui se forment entre les hommes mürs sont presque toujours de tièdes relations, nouées par l'intérêt personnel, et la moindre contradiction suffit pour les renverser. Cultivez donc, avec soin, la confraternité qui vous unit; c’est, pour l’avenir, une provision d’autant plus pré- cieuse qu’il est difficile de la renouveler quand elle vient à s’é- puiser. Que jamais les succès ne vous divisent, et, quelle que

1 Cette allocutiou a été prononcée au banquet que la conférence des doc- . teurs en droit avait offert à son président, M. Batbie.

DISCOURS DE M. BATBIE, 81

soit la destinée qui vous attende, que ceux d’entre vous, dont la carrière sera plus heureuse, soient applaudis par les autres; que ceux dont le succès sera lent profitent des progrès que les autres feront dans la vie et reçoivent l’appui des mieux favo- risés.. Ne vous indignez pas contre la fortune lorsqu’elle vous paraîtra sourde, et ne vous enorgueillissez pas de ses faveurs, si elle vous seconde. Efforcez-vous seulement de rétablir le niveau entre vous par la réciprocité du dévouement.

Reportons maintenant nôs esprits sur les conditions intellec- tuelles de la carrière je vous ai précédés. 1! y a plusieurs opinions sur les devoirs qu’elle impose et les qualités qu’elle demande.

Quelques esprits étroits veulent que le professeur se borne à

expliquer la loi, telle qu’elle est, et qu’il s’interdise toute obser- vation critique, toute vue d’amélioration, toute réflexion phi- losophique. Cette méthode serait la négation de la science, et enseignement, ainsi réduit, ne dépasserait pas les bornes d’une préparation à l'examen. Ce système est approuvé des hommes timides qui, par une exagération de l'esprit conser- vateur, veulent qu’on respecte les dispositions bonnes ou mauvaises, sans aucune distinction.

Je ne crois pas, Messieurs, qu’il soit impossible d’allier le respect à la loi écrite avec les droits du libre examen. Tout en recommandant aux auditeurs d’observer les lois, tant qu’elles ne sont pas révoquées par les pouvoirs constitués, le profes- seur, pour peu qu'il soit habile, pourra exposer ses idées per- sonnelles, et, pourvu qu’il s’exprime avec modération, l'autorité de la loi, comme statut positif, n’en sera pas diminuée,

Des auditeurs auxquels notre enseignement s’adresse, les uns ne dépasseront pas le cercle de la pratique. Pour ceux-là, la philosophie des lois est, si l’on veut, une superfluité par rap- port à l’exercice de leur profession ; mais elle conserve, au point de vue de leur valeur morale, une grande utilité, puisqu'elle relève le niveau de leur-intelligence et de leurs sentiments, D’autres seront appelés, par la confiance des électeurs, à déli- bérer sur. les lois, de telle sorte que par les futurs législateurs, formés à notre école, nous pouvons influer sur la législation comme nous agissons sur la pratique par les hommes d’affaires et les magistrats. Si la philosophie est bannie de l’enseignement du droit, qui apprendra aux législateurs de l’avenir les mérites

XXI. 6

+

_]

ss

82 ENSEIGNEMENT DU DROIT.

des lois bonnes à consérver et les vices de celles qu’il faudrait réformer? |

De deux choses l’une ; ils l’apprendront de nous ou de leurs études personnelles, puisque l’enseignement de la faculté est l'enseignement supérieur, et qu’au-dessus il n’y a pas d'autre degré. Eh! bien, je le demande, ne vaut-il pas mieux que la philosophie de la loi soit enseignée par des professeurs expés rimentés que si elle était abandonnée au hasard des réflexions individuelles? Si ce dernier parti était le meilleur à suivre pour la philosophie du droit, il le serait pour toutes les par- ties de la science et il faudrait conclure à la suppression de l’enseignement. Oui, Messieurs, le professeur doit être, avant tout, un jurisconsulte philosophe, et j'ajoute que s’il abdi- quait cette qualité, sa mission 8e réduirait à presque rien; car, il ne serait plus qu’un praticien sans pratique, et qu’un savant sans doctrine. |

Ulpien disait: Vos sacerdotes sumus, et chacun de répéter cette phrase avec une aveugle admiration. Non, le juriscon- sulte n’est pas un prêtre lié par des dogmes immuablies. C'est un philosophe qui étudie le passé et le présent, le regard tourné vers lavenir, qui fouille le sens des lois écrites pour les juger, en connaissance de cause, et préparer les amé- liorations dont elles sont susceptibles, S'il analyse patiem- ment les textes, il ne perd jamais de vue la loi naturelle, qui est la mesure des lois positives et la source de tous les progrès législatifs.

L’ambition d’un professeur, qui a quelque élévation dans l’es- prit et dans les sentiments, doit être d'employer l'influence que sa position lai donne sur les jeunes générations, afin de laisser sur les hommes de son temps une trace profonde et durable. Or, pour arriver à ce résultat, il faut que le professeur ne né- glige aucun des moyens d’agir sur son auditoire.

Une science solide lui est nécessaire pour acquérir l’estime et la confiance de ses auditeurs. Maïs de quoi lui servira Le tré- sor si la sécheresse de l’exposition rebnte ceux qui voudraient Pécouter? Il faut qu’à l’érudition s’allie la grâce de la parole et que la science soit servie par la chaleur oratoire. Aux jeunes auditeurs il faut parler chaudement, si l’on veut entrer avec eux dans une communication fécende. .

L'intelligence humaine a été bien faite par le Créateur.

#

DISCOURS DE M. BATBIE. 83

A côté de la raison qui conçoit, Dieu a placé l’imagination qui colore les idées ; c’est l’association de la faculté du beau avec la faculté du vrai.

Ne brisons pas ce tout harmonieux et entretenons avec soin les deux grandes puissances de notre âme. Séparée da la rai- s00, l’imegination n’est que la folle du logiss isolée de l’ima- gination, la raison n’est qu’un corps décharné, un dessin sans couleur ; réunies, la raison et l’imaginetion forment le mouve- ment, la vie, la puissance. Un orateur, à quelque genre qu’il appartienne, est irrésistible lorsqu'il se présente à son audi- toire avec l’autorité d’une haute raison et les ni d’une imagination brillante,

Jetez vos regards en arrière et voyez quels sont les profes seurs dont la postérité .a retenu les noms ? À Poitiers, Bon- cenne a laissé un grand souvenir parce que la chaleur de l’avo- cat le suivait à l’école; ses élèves sentuient l’âme de l’orateur palpiter sous ses savantes leçons, et c’est à cause de cette belle alliance de l’éloquence et de l’érudition, que ceux qui vivent encore parlent de cet illustre maitre avec tant d’admiration.

Vous avez tous lu les leçons de Boitard et, tous, vous êtes convaincus par cet exemple qu’un esprit élégant peut animer les plus arides sujets, Boitard, Messieurs, a eu la destinée de mourir jeune, dans la pleine lumière de son talent et de son succès, sans avoir essuyé les traits de l’envie; car, il avait le don de plaire qui attire les amitiés ardentes, dissipe les haines paissantes et entraîne l'indifférence. Tous ceux qui l’ont connu parlent de lui avec émotion, et s’accordent à dire que, le jour - il mourut, la jeunesse perdit un grand professeur et la France un des hommes qui l'auraient le plus honorée par le talent,

La-faculté de Paris a eu l’honneur de compter parmi ses membres l’illustre Rossi, philosophe, économiste, juriscon- sulte, grand esprit, en un mot, et j'ajoute grand citoyen. Par- tout le poussèrent les vicissitudes de sa carrière politique il se manifesta par la double puissance de l'intelligence et du ca- ractère. La Suisse, la France et l'Italie l’ont, tour à tour, compté parmi leurs hommes éminents, et déjà le pays il était a donné aux patries adoptives de Rossi l’exemple des manifesta- tions en l’honneur de sa mémoire. C’est un juste hommage rendu à l’homme qui combattit pour le progrès des institutions

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de son pays, passa les plus belles années de sa vie en exil (ter- rible peine dont les succès, obtenus loin de la patrie, ne dé- truisent pas l’amertume), et revint mourir sur la terre natale, martyr des idées pour lesquelles il avait souffert. Lorsque les passions politiques auront fait silence autour de ce nom, je suis assuré que la Faculté de Paris imitera l’Université de Bo- logne, et que dans quelques années on nous réunira autour de la statue de Pellegrino Rossi.

La puissance de Rossi, comme professeur, tenait à l’élévation de sa pensée et à la distinction de son langage.

Boncenne, Boitard, Rossi, voilà nos ancêtres et nos modeles! Il est assurément difficile de les suivre, et je reconnais que la pature leur avait prodigué des faveurs particulières; mais quand on choisit un modèle pour l’imiter, il faut le prendre haut, afin de tenir constamment son esprit en éveil. Les mo- dèles secondaires sont peu favorables aux progrès, parce qu'ils ne provoquent que faiblement les d'efforts. Les meilleurs sont ceux qu’on appelle inimitables, expression qui a pour but de manifester l’admiration publique pour les hommes auxquels elle s’applique, non de décourager ceux qui sont assez éner- giques pour tenter limitation. |

Encore quelques mots, Messieurs, car j'ai à vous mettre en garde contre le plus déplorable des défauts. Croyez-moi; évi- tez celte forme d'enseignement qu’on appelle scolastique et qui pourrait se définir : l’exposition aride, sans ornement, sans mouvement, sans couleur. . |

Ce froid langage ne convient pas à la parole publique et moins encore à l’enseignement scientifique. L’orateur religieux ou politique et l'avocat ont pour auxiliaire l’émotion qui naît des intérêts attachés à leurs discours. Nous, au contraire, nous n’avons d’autre moyen, pour échauffer notre auditoire, que no- tre propre animation. N’ayant rien à attendre du dehors, obligés de tout puiser en nous-mêmes, ne recevant aucune ex- citation de nos auditeurs, notre premier soin doit être d’entre- tenir, dans nos âmes, l’ardeur pour la science et de rechercher, pour nos discours, la forme la plus propre à répandre parmi la jeunesse l’amour de la vérité. Gardons-nous de faire la guerre à la passion; il y aurait erreur à croire qu’en cherchant à l’é- teindre on rend service au développement de l'intelligence. La passion, Messieurs, est une grande force pour le bien et, quand

DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE CHRZ LES ROMAINS. S8$

elle est mise au service de la science, elle est pour les idées le plus puissant des remorqueurs. Cherchons donc à la diriger, non à la détruire ; c’est de ce foyer que viennent l’éloquence, les grandes pensées et les belles actions, et il n’y a pas d'exemple que dans les poitrines la passion ne grondait pas ait jamais battu le cœur d’un homme d'élite ! |

RÉPONSE AU MÉMOIRE DE M. JORDAO

LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE CHEZ LES ROMAINS.

A M. le Directeur de la REVUE CRITIQUE DE LÉGISLATION ET DE JURISPRUDENCE.

Monsieur,

Dans la livraison de mai 1862 de la Revue critique de législation et de jurisprudence, vous avez inséré un mémoire de M. Jordäo, avocat général à la Cour de cassation de Portugal, intitulé De la propriété littéraire chez les Romains, et traduit du portugais par M. L. Bonneville de Marsangy, avocat à la Cour de Paris. L'aateur a bien voulu mentionner un de mes anciens travaux sur la même matière; mais il en fait, en même temps, une ap- préciation que j’éprouve le besoin de rectifier. Je viens vous demander la permission de le faire, en quelques mots, dans la Revue même, tout en saisissant cette occasion de remercier le savant auteur du mémoire et son habile interprète de l’honneur ‘qu'ils ont eu la bienveillance d’accorder à l’un de mes travaux Personnels, remontant déjà à près de dix années.

Le Mémoire de M. Jordäo se termine ainsi: « Les efforts « tentés par M. Adolphe Breulier pour nous faire admettre « l'existence chez les Romains d’une propriété littéraire régie « par le droit commun (Du droit de perpétuité de la propriété «intellectuelle, p. 18 ct sujv.), ne prouvent qu’une chose,

86 HISTOIRE DU DROIT.

« l’habileté avec laquelle ce savant avocat français a confondu « la propriété du manuscrit tant qu'il n’est pas publié, nropriété « reconnue dans tous les temps et que Cicéron avait en vue: « dans ce passage de sa lettre à Atticus : « Placet ne tibi pri- « mum edere injussu meo, * avec /e droit exclusif de reproduc- « tion après la publication, qui n’était pas admis par le peuple « romain. Ce droit, comme nous aurons occasion de le dé- « montrer, n’a jamais été reconnu ni garanti jusqu’à la décou- « verte de l’imprimerie, qui vint, ainsi que le dit Villemain « (Cours de littérature franç., 32° leçon, marquer l'ère de la « raison humaine. » |

M. Jordäo prête ioi à mes efforts des intentions et une portée qu’ils n’ont jamais eues. Et d’abord, la portion de mon livre sur la propriété intellectuelle, à laquelle fait allusion l’auteur portugais, n’est qu'une rapide introduction historique, à peu près indépendante de la partie théorique de l’ouvrage, et qui avait été publiée à part, deux ans auparavant, au commence- ment de 1333, dans le journal le Droit ; d’ailleurs, dans cet ex- posé de faits, j'ai dit et constaté moi-même que « les Grecs et « les Romains ne nous ont laissé aucune trace de prescriptions « législatives, édictées dans l’intention spéciale de reconnaître « ou de protéger le droit des auteurs. Ce n’est pas sérieusement, « ajoutais-je, qu’on pourrait vouloir tirer parti, dans ce sens, « du fait relatif au fils d'Eschyle, et raconté par le lexicographe « Suidas, ou des recherches des plagiaristes tels que Scellier, « Abercrombius, Salden et autres... Gomme le ditavec raison « M. Renouard, en parlant de ces érudits qui avaient fouillé « minutieusement le Digeste, dans l'intérêt de la propriété in- « tellectuelle, « tous leurs efforts n’ont pu découvrir dans le « vaste corps de droit qui, sur tant de sujets divers, contient « les décisions des lois et des jurisconsultes de Rome, autre « çhose que des analyses plus moins éloignées, » |

Il est bien évident qu'après avoir ainsi apprécié le résultat des efforts de ces savants hommes, je ne pouvais avoir la pré- tention de toucher moi-même le but qu'ils avaient été impuis- gants à atteindre.

Il est vrai qu’ensuite je m’exprime ainsi ; « Mais de ce que l'an- « tiquité ne nous a pas légué de monuments d’une législation spéciale sur la propriété littéraire, faut-il en conclure d’une « manière absolue que ce droit n’existait pas alors? Nous ne le

DE LA PROPRIÉTÉ LITTÉRAIRE CHEZ LES ROMAINS. 87

« pensons pas. » Et après avoir cité la plupart des faits et des do- ouments reproduits par M. Jordäo lui-même dans son mémoire, je poursuis el conclus : « Tout cela suppose une propriété littéraire ; x tout cela prouve que Île droit existait sans conteste, s’il était 4 sans garantie. On doit penser ou que la propriété littéraire, à «“ laquelle l'imprimerie seule a donné toute son importance, n’a « pu frapper les législateurs de l’antiquité, ou bien qu’ils ont « simplement entendu laisser la protection de ce droit sous « l’empire du droit commun; de même que c’était en vertu des « dispositions générales des lois criminelles qu'avait lieu la « répression des écarts de la liberté d’écrire. Quoi qu'il en soit, « si les anciens n’ont pas songé à la propriété littéraire pour la « protéger, il n’y ont pas pensé non plus pour la nier ou la « limiter... »

: Mais on voit, par ces citations textuelles, avec quelle réserve j'ai cru devoir parler de la question de le propriété littéraire au point de vue des législations antiques, et combien je suis fondé à répéter que M. Jordäo a donné à mes recherches une inten- tion et une portée trop absolues. En somme, je suis d’accord avec l’éminent jurisconsulte portugais sur le silence des lois romaines à l’égard de Ja propriété des auteurs, sur l’absence de garanties légales et d'importance pratique de la propriété littéraire jusqu’à l’époque de la découverte de l’imprimerie, et, des faits allégués, je tire seulement cette hésitante induction ou que la propriété littéraire n’a pu éveiller l'attention des lé- gislateurs de l’antiquité, qu’ils ont entendu laisser Ja pro- tction de ce droit sous l'empire du droit commun.

M. Jordäo me loue, ou me fait reproche (dans sa pensée c’est tout un) de l’habileté que j'aurais déployée à confondre la propriété du manuscrit, tant qu’il n’est pas publié, avec le droit exclusif de reproduchon après la publication, la première, dit- il, reconnue dans tous les temps, la seconde non admise par le . peuple romain. Je me défends également et de la recherche et de la naïveté d’une pareille confusion, et je soutiens, à mon tour, que la distinction délicate établie, avec tout le monde aujourd’hui, par M. Jordäo, entre la propriété du manuscrit non publié et le droit exclusif de reproduction après la publi- cation, est toute moderne, et ne pouvait être faite que dans ces derniers siècles; qu’il y aurait eu, de ma part, inintelligent et ”_ palpable anachronisme à la faire intervenir dans les brouillards

88 HISTOIRE DU DROIT.

des premiers âges. Le droit exclusif de reproduction, le copy- right, tel que l’entend l’Europe contemporaine, ne constitue pas à lui seul toute la propriété des auteurs sur leurs œuvres et le mode unique de tirer un parti lucratif de leurs travaux; les exemples cités par M. Jordäo et par moi le prouvent suffi- samment; c’est un démembrement utile de cette propriété, le plus productif aujourd’ui, voilà tout. De ce qu’il n’était pas également avantageux dans les temps antérieurs, de ce qu’il n’y était pas praticable, de ce qu'il y serait resté inaperçu et non garanti, ce n’est pas une raison pour en conclure d’une manière absolue, comme le fait M. Jordäo dans le titre même de son mémoire (textuellement : 4 proprietade litteraria näo existia entre os Romanos) que la propriété littéraire elle-même n’existait pas chez les Romains.

Lorsque l’auteur romain vendait son manuscrit à ces fameux éditeurs du quartier Argilète , est-ce que, dans l'intention des parties, cette cession n’avait pour objet que la valeur unique du

manuscrit, du travail du scribe? est-ce que cette cession ne comprenait pas quelque autre chose au delà : le droit de copie? 1] est vrai qu’en l’absence de protection spéciale et efficace,